dimanche 8 décembre 2013

Verveine 1/2

Elle m'arrive à l'épaule. Habillée comme un sac, vaguement gothique. Des cheveux en rideaux qui ne laissent pas voir grand chose de son visage. Ses mains sont abîmées. Ses ongles rongés au sang. Dans cette pièce de cette maison où nous sommes tous assis autour de la table, elle paraît ne pas se sentir concernée. Il y a sa mère, folle pour dire les choses simplement et dont les paroles révèlent qu'elle habite un monde à part, accessible par personne d'autre à part elle. Il y a la sœur aînée, tout juste majeure qui est en formation. Le frère, au collège et qui fait n'importe quoi. Il va si mal qu'il n'a pas mis les pieds au collège depuis des semaines. C'est ce qui a, entre autre, déclenché le signalement et la mise en place de notre intervention. Et il y Elle... un peu plus de 16 ans, lycéenne en 1ère scientifique. Une heure de trajet le matin, une heure de trajet le soir. Un bulletin brillant. Mutique... Enfin, ce jour là.
Avec sa sœur, ce sont elles qui depuis des années gèrent la maison, leur frère et les crises de leur mère. Chose incroyable cette dernière travaille (de nuit dans un hôpital) et cela paraît tenir. Mais par moments, elle est totalement hors des réalités de ce monde. C'en est impressionnant.
Comment cette famille a pu rester sous le radar des services sociaux jusqu'à ce jour est un mystère qui ébahit mon collègue et moi-même. Cela montre aussi les compétences hors du commun de ces deux gamines qui tiennent la famille à bouts de bras.Le père a jeté l'éponge il y a quelques années et a demandé le divorce. C'est un homme simple qui aime ses enfants. Il est juste, lui aussi, dans son monde même si plus ancré dans la réalité quand même.
Mesure éducative donc. Un jugement long comme le bras sur les difficultés du garçon et les préconisations d'intervention. Il y a juste quelques lignes en fin de document la concernant Elle, Verveine * : « … agression sexuelle... instruction en cours... ».

Assez rapidement, mon collègue propose de scinder notre intervention : il y a beaucoup à faire et nous seront plus efficaces en travaillant en parallèle avec certains moments communs. Et il ne se sent pas très à l'aise pour accompagner Verveine, seul. Ça sera donc moi.

La première fois que je la rencontre seule, c'est pour un déjeuner non loin de son lycée. On parle de ses études, de sa vie, de ses aspirations et de ses centres d'intérêts. Je la découvre. Son regard est vif, son expression riche, pensée et lumineuse. Derrière ses fringues ternes et ses longues mèches sombres, il y a une jeune fille qui a un rapport à la vie qui impose le respect. Elle mène de front ses études, la vie à la maison et ses activités. Elle fait du bénévolat dans une asso de sa petite ville. Elle s'intéresse à la musique, à la littérature, aux autres. Elle se projette dans un futur où elle sera pharmacienne ou biologiste. Les difficultés de sa mère et de son frère ? Il faut faire avec et les aider. Elle met beaucoup d'espoir dans notre accompagnement, pour son frère. La conversation est fluide, à bâtons rompus et ininterrompue... De « l'affaire », pas un mot. C'est au café que je finis par mettre les pieds dans le plat. J'évoque ce que j'ai lu dans le jugement : l'agression sexuelle dont elle a été victime et l'instruction en cours. Elle se recule au fond de son siège et semble rétrécir. Le silence s'installe. Sur une intuition un peu folle, je décide d'aller à l'encontre de ce que le travail nous demande « écoute, je tenais juste à te dire que je sais que tu as vécu une agression et on ne peut pas faire comme si cela n'était jamais arrivé. Maintenant, voilà ce que je te propose : je ne vais pas te harceler pour que tu m'en parles, on ira à ton rythme mais ne compte pas sur moi pour faire comme s'il ne s'était rien passé ».

Cela a duré presque un an. Pendant tous ces mois, nous avons à peine évoqué ce qui lui était arrivé. On se voyait très régulièrement toutes les deux. Il y avait aussi des rendez-vous en présence de sa mère qui semblait penser que sa fille était un peu responsable de ce qui lui était arrivé. Mais compte-tenu de la pathologie dont elle souffrait, difficile de réellement faire la part des choses. Son père semblait ne pas avoir vraiment conscience de la gravité de ce qui s'était passé. Verveine était solo...

Le petit frère a finalement été placé en famille d'accueil, placement soutenu par les deux sœurs et défendu par Verveine en audience devant le juge des enfants. Il avait besoin d'un cadre et d'attention que ni la mère ni le père ne pouvaient fournir et les filles étaient dépassées. La vie a continué cahin-caha avec ses difficultés et ses bons moments. Le petit frère allait mieux et cela la soulageait.

On avait décidé de se retrouver à la pizzeria. Elle avait deux heures avant les cours de l'après-midi et aimait bien la Margherita avec beaucoup de fromage. Elle avait l'air préoccupée ce jour là et n'a pas décoincé un mot avant d'avoir grignoté la moitié de sa pizza. « Quelque chose te préoccupe... ». Elle me regarde longuement, par en dessous, en silence. Je ne sais pas ce qu'elle a vu mais elle finit par fouiller dans son sac et me tendre un papier plié en quatre. « Qu'est-ce que je dois faire ? » Je n'ai plus en face de moi une jeune fille mature et posée mais une gamine perdue.
Ce papier est une convocation chez le juge d'instruction la semaine suivante et cela concerne son agression. Nous y voilà. Plus moyen d'esquiver et de faire comme-ci.
Le dossier au tribunal pour enfant ne comportait que peu d'éléments. J'avais retenu au moins ceci : relations sexuelles non consenties sur une mineure de 15 ans. Ce qui veut dire : viol caractérisé sur une mineure de moins de 15 ans, par un jeune homme connu de la famille. Si l'affaire la concernant a été connue, c'est qu'il avait agressé une autre jeune fille et que lors de son audition, elle avait lâché le nom de Verveine en expliquant qu'il l'avait aussi agressée. Si cette jeune fille n'avait rien dit, Verveine n'en aurait jamais parlé.
Ce qu'elle en dira ce jour là tient en peu de mots. Elle ne rentre pas dans les détails et je ne pousse pas à la confidence. C'est ce qu'elle ne dit pas qui crie : elle se sent coupable, a peur que cela détruise sa famille, sa relation à sa sœur. Elle pense que si sa mère ne la croit pas c'est bien que quelque part elle est responsable de ce qui s'est passé. Elle ne veut pas faire de vagues.

Je la regarde entrer dans son lycée et file au tribunal car j'ai une audience pour un autre gamin. L'audition chez le juge d'instruction est dans une semaine. Et je n'ai pas la moindre idée de comment mobiliser l'un ou l'autre de ses parents pour l'accompagner : elle est mineure et ne peut pas affronter une épreuve pareille seule. C'est à moi de prendre les choses en mains.


* J'ai choisi de lui donner le nom de Verveine car c'est une plante qui paraît délicate mais qui, quelque soient les conditions et la manière dont elle est traitée, repart, repousse toujours plus forte et qui cherche constamment la lumière.


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