mardi 10 décembre 2013

Verveine 2/2

Je devais pouvoir proposer « quelque chose » à Verveine et vite. Oui mais quoi ? Y aller avec elle ne me posait pas de problème mais juridiquement était-ce possible? Forcer la présence de sa mère qui ne croyait vraiment pas sa fille ? Imposer celle du père qui était prêt à sortir son fusil ? La laisser y aller seule ainsi qu'elle l'avait évoqué était hors de question.
Ma grand-mère m'a toujours dit « quand tu ne sais pas, tu demandes ». J'ai donc demandé. J'ai croisé dans les couloirs du tribunal Maitre Christiane, une avocate, connue sur la place pour être d'une part excellente et d'autre part dans la liste des avocats pour les mineurs. En France, et c'est heureux, tout mineur a droit à un avocat et ça ne lui coûte rien. J'avais juste une question pour elle : pouvais-je accompagner Verveine à l'audition chez le juge d'instruction ? En trois phrases, elle a confirmé qu'il fallait plus à Verveine qu'une simple éduc qui l'accompagne.

Elle s'est rendue disponible pour nous recevoir quelques jours après. C'était quitte ou double : Verveine étant méfiante par nature, soit le courant passait et je ne m'inquiétais pas de la suite soit elle se braquait et j'aurais à trouver autre chose.
La réputation de Maitre Christiane était plus que justifiée. Elle s'est immédiatement adressée à Verveine sans passer par moi comme le font souvent les adultes en présence de mineurs. Elle n'a rien forcé mais a expliqué. Non il n'y avait pas moyen d'échapper à la procédure en cours : le parquet s'était saisi et, même si Verveine/ses parents n'avaient pas porté plainte, l'instruction irait jusqu'au bout. Oui il fallait que Verveine soit accompagnée pour son audition et normalement par un de ses parents mais il y avait une autre solution. Oui elle était prête à conseiller Verveine et à s'occuper de son dossier mais c'était à la jeune de décider.
Ça a pris deux jours à Verveine pour rappeler Maitre Christiane et pour lui demander de la représenter. En 48h, une demande de désignation d'un administrateur Ad Hoc était déposée et entérinée.
A partir de là et après en avoir discuté avec l'équipe, il a été convenu que je continuais à travailler avec Verveine sur les questions de vie quotidienne, formation, projet d'avenir et elle. Tout ce qui concernait la procédure, je m'en tenais à distance à moins que la jeune ne me sollicite. Elle était encadrée par son avocate et son administratrice Ad Hoc, nul besoin d'en rajouter.

Et sa vie a suivi son cours. Elle a été auditionnée. A passé son Bac. Leur mère a été hospitalisée, à la demande d'un tiers. Il y a eu l'inscription à la fac de biologie. Le placement du petit frère a été renouvelé. Elle est devenue majeure. Elle s'est installée dans une chambre d'étudiante.
A la majorité, tout change... Plus d’administratrice Ad Hoc, plus de mesure éducative décidée par le juge des enfants, plus d'adulte juridiquement référent. Nous avons continué le travail engagé car elle avait demandé un suivi « jeune majeure ».
Nous parlions parfois de la procédure mais nous parlions surtout de ses difficultés dans ses études, de ses relations aux autres et même de ses tentatives de relations amoureuses parfois. Et puis l'instruction étant close, le temps du procès était venu. Ce qu'elle avait subit relevait de la Cours d'Assises mais il lui était proposé une correctionnalisation de l'affaire. Cela veut dire que l'infraction est requalifiée. De crime, elle devient délit. Le viol devient une agression sexuelle. Des Assises on passe au Tribunal Correctionnel. De plus de deux ans d'attente avant le procès on passe à six mois environ. Elle ne savait pas quoi décider. Elle voulait mon avis. Je n'avais pas d'avis à donner mais plus à lui présenter tous les différents aspects de chaque possibilité afin qu'elle puisse faire un choix. Après moultes discussions, c'est dans le cabinet de Maitre Christiane et après un long échange toutes ensemble qu'elle a fini par prendre sa décision.

Elle est retournée à ses études, ses potes, sa famille. Leur mère était revenue au domicile et était sous traitement. Pour la première fois depuis des années, il leur était possible d'avoir une conversation cohérente et suivie avec elle. La famille se retrouvait peu à peu. Puis la date du procès a été connue.
Sans vraiment de surprise, elle a commencé à se renfermer sur elle même et la dégringolade a commencé. À un moment donné, il fallait bien que ce qu'elle avait gardé verrouillé en elle ressorte. La procédure devenait réelle avec le procès à venir . Elle a planté son année à la fac et a perdu ses droits à être boursière. Elle ne savait plus ce qu'elle voulait faire et a fini par reintégrer le domicile familial dans la petite ville loin de la grande. Elle voulait passer son permis donc est allé travailler à l'usine de viande non loin de là. Elle évitait tout le monde. Elle a cherché à me fermer la porte au nez ? Je suis entrée par les fenêtres. Les cheveux en rideaux étaient revenus et une bonne quinzaine de kilos sont venus s'y ajouter. Nos échanges sont devenus plus longs et plus complexes. Et nous avons pu parler culpabilité, statut de victime, réparation, sentiment de faute, viol, intégrité physique, relations sexuelles et amoureuses, traumatisme... Comment continuer sa vie... Et je ne savais toujours pas exactement ce qui s'était passé mais ça n'était pas ce qui comptait.

Elle m'a demandé d'être là. Une semaine avant l'audience, elle m'a demandé si cela me dérangeait, si j'avais le temps de pouvoir être présente à ses côtés. Je l'accompagnais depuis le début. La question de ma présence ne se posait même pas.
Le huis-clos était de rigueur et il a fallu demander l'autorisation du tribunal et de la partie adverse pour que je puisse y être.
Un juge, deux assesseurs, le procureur, le greffier, l'accusé et son avocat, les deux victimes et leurs avocates et moi. J'ai l'habitude et pourtant cette grande salle vide est impressionnante. Assises l'une à côté de l'autre, nous avons écouté la première victime témoigner. Nous avons écouté les questions des avocats, des juges. Elle a broyé ma main gauche en s'y cramponnant, a réduit en charpie plusieurs mouchoirs en papier.
Puis cela a été son tour. Debout à la barre, elle a décrit ce qui s'était passé, à plusieurs reprises. Je découvrais les faits pour la première fois et j'ai pleuré. Elle était là, debout, cramponnée à la barre. Sa voix était brouillée parfois ou hésitante, elle pleurait ou reniflait parfois mais elle a tenu bon. Droite et regardant les juges dans les yeux. Elle a répondu à des questions de la défense sur les détails des faits, son intimité, sa sexualité. Elle a répondu aux questions de son avocate. Elle a affronté ces heures avec un courage et une dignité qui m'ont emplie d'admiration et de l'envie de la serrer fort dans mes bras. Abîmée, cabossée mais debout. Elle n'a pas réussi à regarder son violeur mais ça n'est pas grave.

La décision a été mise en délibéré, comme souvent en correctionnelle. Il faisait nuit noire quand nous sommes sorties sur le parvis du tribunal. Sa sœur l'attendait. Plus de 6h d'audience et elle était restée sur un banc à l'attendre derrière les portes closes. On s'est regardées toutes les deux. « Comment tu te sens ? Tu tiens ? ». Elle s'est retournée et a regardé le grand bâtiment plongé dans le noir à cette heure-ci « C'est fait et je suis soulagée mais ma vie, c'est pas ça. Je ne suis pas ça... maintenant, c'est devant que ça se passe ».

Il a été condamné. Il a fait appel. Elle a décidé de reprendre ses études à la rentrée suivante, en BTS. La dernière fois où nous nous sommes vues avant mon départ, il y avait un collègue avec moi pour le passage de relais. On a discuté, comme d'habitude. Je l'ai raccompagnée en voiture, comme d'habitude. Je lui ai souhaité bon vent, je l'ai remerciée du chemin parcouru et de la confiance qu'elle m'avait accordé pour l'accompagner. Je l'ai félicitée d'être la jeune femme formidable qu'elle devenait. Je lui ai dit au revoir en lui serrant la main, comme d'habitude. Ça a juste duré un peu plus longtemps que d'habitude...
Je sais qu'il y a quantités d'explications sur les mécanismes de défense, de résilience et de réparation. Mais je suis toujours étonnée de la capacité de certaines personnes à aller de l'avant, sans nier ce qui leur est arrivé mais refusant d'être victimes à vie. Certain-e-s vivent des traumatismes et arrivent à aborder la vie avec force et énergie. D'autres restent enfermé dans leur statut de victime et ne parviennent pas à le dépasser, à être autrement que « ça ».
Il ne s'agit pas de juger en pointant et en reprochant. Chacun-e- gère comme il-elle peut. C'est juste que la nature humaine est complexe et riche.
Il y en a qui ont cette force, cette étincelle vitale. Ils trébuchent, tombent, se relèvent et continuent, envers et contre tout. Ils-elles sont debout et rayonnent. Verveine est de ceux-là.

Verveine, je la porte en moi à jamais. Elle a accepté ma main tendue à un moment particulier de sa vie. Désormais, elle fait partie de ce moment de ma vie, professionnelle mais pas que, tout comme je fais partie de ce moment fort de sa vie. Je ne sais pas ce qu'elle en gardera. Je me suis nourrie de sa lumière. J'en ai gardé une grande admiration et un respect infini pour cette petite qui m'arrivait juste à l'épaule et qui trouvait que parfois « j'entrais dans sa tête »... 
 

2 commentaires:

  1. Je suis contente de savoir qu'elle a repris ses études. Qu'elle a été abîmée mais pas détruite. Qu'elle se bat. Se relève et se relèvera. Il y a en effet ceux qui ont cette force, cette étincelle vitale, et ceux qui ne l'ont pas. C'est comme ça.
    Je pense à elle, avec tendresse et tout plein d'amour.

    Très beau texte. Superbe. Vous m'avez touchée en plein coeur toutes les deux.

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    1. Oui, c'est aussi comme ça que je pense à elle...
      Merci

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