Un
jour, je ne pourrais pas retrouver le jour exact, j'ai réalisé que
j'avais atteint l'âge que ma mère avait dans mes premiers
souvenirs. J'ai pris une claque. Confusément, j'ai eu l'impression
de quelque chose d'important. Une génération était passée.
Un
autre jour, c'était à un repas de Noël, j'ai eu une joute verbale
assez intense avec ma mère. A un moment, j'ai eu à l'esprit l'argument Ippon
pour un jeu-set et match. J'ai laissé filer. A cette minute très
précise, j'ai eu l'impression d'une mise à l'équilibre de quelque
chose. Je savais. Après, l'important n'était pas de « gagner »
ou de « perdre ». Savoir que je pouvais m'était
suffisant.
Cela
fait plusieurs années que la génération du dessus avance dans des
âges doucement déclinants. Que ce soit ma mère, mon père ou
d'autres personnes de cette génération là, ils sont un peu plus
lents, un peu plus tassés, blanchis et plissés. L'esprit est
toujours là, l'étincelle dans le regard aussi. L'envie de vivre et
de profiter est ancrée au corps mais elle s'exprime autrement, en
tenant compte de ce corps qui décline justement. Les gestes sont plus posés un
peu malhabiles parfois voire meurtris. Certaines d'entre-elles ont une
troisième jambe, de bois ou d'aluminium fleuri, pour se déplacer. Le
temps s'écoule autrement.
Cela
fait un moment déjà que j'ai pris conscience d'un renversement dans
les positions. Ils étaient protecteurs et prescripteurs. Ils sont
toujours attentifs et attentionnés mais plus vulnérables. Une de
mes grands-mères m'appelait affectueusement son « petit bâton
de vieillesse ». Je suis juste devenue avec les années une de
celles vers qui ils se tournent lorsque certaines choses sont à
régler. Je suis devenue (avec d'autres) un appui qui n'a plus rien
de petit.
A
deux reprises aux cours de cette paire d'années, j'ai eu à fréquenter
les hôpitaux, parler aux médecins, prévoir et signer des papiers
« au cas où ». J'ai tenu des mains, rempli des verres
d'eau et écouté des sommeils ténus. J'ai eu peur aussi. Peur que
la Grande Faucheuse ne passe faire sa moisson alors que je n'y étais
pas prête. C'est dans l'ordre des choses de la vie mais égoïstement,
j'aimerais encore un peu de temps avec eux. Juste encore un peu.
J'ai
réalisé que sans prévenir, les années et les événements
m'avaient doucement fait glisser. D'enfant de mes parents je suis
devenue leur fille. D'enfant de la famille je suis devenue leur
nièce. C'est difficile à expliquer. La hiérarchie de la généalogie
est là, inéluctable. En revanche, le rapport d'autorité n'existe
plus. L'adulte dans sa force de l'âge se tient devant des adultes
dans la fragilité de leurs blanches années.
J'ai
appris la patience. J'ai appris la fermeté tendre. J'ai appris
l'indulgence. J'ai apprivoisé cette sensation diffuse que ça peut arriver n'importe quand, que chaque
moment est important car le temps ne s'arrête pas et qu'il faut que
je profite d'eux encore. Parce que cela va s'arrêter et qu'alors il sera trop tard.
Cela
ne veut pas dire que j'ai tout oublié ou que j'accepte tout. Cela
veut juste dire que j'ai appris à faire la part des choses.
Il
n'y a pas si longtemps à l'échelle d'une existence, ils ont lâché ma main pour me laisser aller
vers ma vie mais sans jamais me lâcher du regard ni de leur
affection, parfois malgré moi.
J'ai
marché mes chemins, trébuché, réussi. J'ai avancé et je me suis
dressée, déployée, aguerrie.
Aujourd'hui
à mon tour, je leur prends la main et je ne les lâche plus du
regard ni de mon affection.
Entre
les deux, il y a eu des décennies de vies pour chacun.
Je
crois que sans y prendre garde, presque à mon insu, je suis devenue
adulte.
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