lundi 27 août 2012

Picasso, mes kickers, un préjugé et la grâce

Il y a quelques temps de ça, lors d'une de mes escapades parisiennes, je suis allée trainer mes guêtres au Musée en Herbe car il y avait une expo Vasarely et que j'avais envie d'en découvrir un peu plus sur lui.
Le Musée en Herbe est un musée avec des ateliers et des animations pour les enfants. Donc pendant ma visite, il y avait un groupe assez disparate de petits/trolls/grumeaux/anges/démons/cequevousvoulez. J'ai passé autant de temps à les observer faire leurs activités et surtout à les écouter qu'à regarder les œuvres présentées.
Les enfants et l'art, c'est juste du bonheur en barre. Ils ne sont pas encore formatés et expriment ce qu'ils ressentent sans retenue. J'adore emmener des enfants au musée.
Il y avait une petite fille qui, par sa manière d'être, m'en a rappelé une autre, ailleurs, il y a longtemps. Un grand moment de mon boulot d'éduc' et une leçon aussi, une vraie leçon d'humilité.


Nous intervenions mon collègue et moi dans cette famille depuis deux ans au moins. Un papa (à la maison, en « reconversion professionnelle »), une maman (employée à la municipalité) et trois filles. Une maison à peine tenue, dans un bazar monstre et sale. Un contexte pauvre tant matériellement qu'intellectuellement.
Fifibulone est en CM2 cette année là. C'est une gamine grande, pleine de bras et de jambes, incapable de rester posée plus de quelques minutes et avec un tempérament très très réactif. Elle peut piquer des colères ou s'en aller pour des raisons connues d'elle seule. Elle vit dans un monde bien à elle et lutte pour s'adapter à l'autre, le nôtre.

Donc mon collègue et moi pensons qu'il serait bien sympa, comme ça nous arrive, de faire une sortie avec les filles. L'écart d'âge entre Fifibulone et ses deux petites sœurs rend la chose compliquée. La ludothèque ? Super pour les petites moins fun pour la grande. Nous décidons donc de nous répartir autrement : à lui la ludothèque et les deux pitchounes. A moi Fifibulone et... « bowling ça te dit ? » - « suis pas un garçon » (ça commence bien) « un film au ciné ? » - « humff bof ». On continue comme ça, les parents s'en mêlent avec leurs propositions : faire les magasins, aller au fastfood, aller au parc pour voir les volières. S'y ajoutent les miennes : la bibliothèque, la patinoire,... Je commence à désespérer, d'autant que j'appréhende un peu les réactions de la miss donc il faut qu'elle « adhère » à minima à la proposition.
Elle se plante devant moi : « je veux aller au musée des Beaux Arts ». Là, je vous assure, ça a rendu tout le monde muet. Ses parents la regardait comme si elle avait pondu un oeuf, ses soeurs sentant l'atmosphère un peu bizarre ne pipaient mot, mon collègue se retenait de rire (il se moquait de moi en fait, le vilain) et moi , tout en me demandant comment diable du petit village où elle habitait elle avait entendu parler du musée des Beaux Arts de la ville d'à côté, je jubilais (la culture et les enfants en difficultés sociales, c'est mon dada) . Parce que, il faut être lucide : pas un bouquin dans la maison et l'unique source de culture était la télé et pas Arte, croyez-moi.

Je vais aux infos : musée fermé pour Damidot-isation. Réouverture trois mois plus tard. Fifibulone en a parlé à tout le monde et me l'a rappelé à chaque fois que je la voyais, jusqu'à que nous y allions.
Le temps a passé et Fifibulone traversait une période vraiment difficile. Des questions se posaient pour son orientation l'année suivante. Elle avait peut-être des troubles du comportement et un monde à elle, cela ne l'empêchait pas d'être vive et très fine. Donc, elle était remontée comme un coucou suisse et constamment à fleur de peau. Situation explosive à la maison.

Enfin le grand jour. Ce matin là, au moment de m'habiller, je me suis ravisée : j'avais prévu robe et talons, je me suis rabattue sur jeans et kickers. La tenue caricaturale de l'éduc' quoi ! D'ici à ce que Fifibulone fasse une crise en pleine ville et trace sa route, je devais pouvoir la courser pour la rattraper.

Je vais la chercher. Garer la voiture. La regarder droit dans les yeux « tu te balades comme tu veux dans les salles mais RESTE DANS MON CHAMP DE VISION ». On traverse le pont, on entre au musée. Et on commence à se balader dans les salles. Peintures variées. Époques différentes. Elle s'approche d'une peinture « De-la-tour-Geor-ge » et elle reste scotchée. « C'est beau. On dirait qu'il y a une bougie mais elle y est pas. Comment il fait ? ». J'ai envie de la serrer dans mes bras.
Salles après salles, elle s’assoit pour lire les plaquettes mises à disposition, annone parfois, me demande ce que ça veut dire, regarde, contemple, se tait.
Nous arrivons face à une peinture monumentale, XVIIème de je ne sais plus qui. Elle se plante devant et ne bouge plus. Je lui demande ce qui l'attire. Et là, elle me décrit avec ses mots à elle ce que nous voyons. C'est une représentation des Noces de Cana. Elle me raconte l'eau changée en vin, la multiplication des pains. Elle me pointe des personnages et me parle de Jésus, de sa mère, de son père qui n'est pas son père. Elle me raconte une histoire et je suis ébahie, charmée.

Puis, parce qu'elle est comme ça, elle s'arrête et hop ! On change de salle. On continue notre visite et je l'écoute me raconter l'histoire de certaines œuvres qu'elle découvre. L'histoire des personnages et des animaux.

Section contemporaine. A un moment, elle s'arrête, regarde le tableau (du non figuratif vraiment coloré et tordu), regarde le nom du peintre « Picasso ». Clairement quelque chose la dérange. Elle hésite puis finit par lâcher « c'est pas pareil ». Je suis intriguée et larguée. Elle m'attrape la main et me tire. On revient sur nos pas. Elle se plante devant un dessin de nu au fusain, très figuratif celui là « c'est le même mais c'est pas pareil, regarde ! » Je regarde le nom du peintre : Picasso.
S'en est suivi un échange sur l'évolution des styles des peintres, qu'ils ne peignaient pas de la même manière toute leur vie. Et ça a glissé sur « mais moi non plus je ne serai pas pareille toute ma vie » et ses réflexions sur ce qu'elle voulait pour les années à venir.

Moments de grâce totalement hors du temps.

La discussion a continué dans la voiture pendant la demi-heure de route. Elle exprimait ses envies (qui n'étaient pas forcément celles de son père) et ses craintes.

Cet après-midi là, elle n'a pas eu un écart de conduite, pas un éclat de voix, pas un mouvement d'humeur. Elle m'a étonnée de bout en bout et je le lui ai dit. Je ne lui ai pas dit en revanche que j'avais chaussé mes kickers à cause d'elle. Ça m'a appris que j'avais projeté mes craintes plus qu'autre chose. Pas bien fin.

Arrivée devant chez elle, elle descend de la voiture, me dit au revoir et avant de claquer la portière « dis, on y retourne quand au musée des Beaux Arts ? »

12 commentaires:

  1. Qu'est devenue Fifibulone? Une artiste? Ha VAsarely au delà de son style qui fait penser au Rubik's Cube il ne faut pas oublier que c'est l'inventeur de la vaseline.

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    1. Nous sommes retournées au musée :-)
      Ben justement, pas que. Il n'y a pas que des "cubes" dans ce qu'il a fait, j'étais étonnée (avec un "S" d'ailleurs Vasarely, shame on me).
      Inventeur de quoi?! Tu veux parler des illusions d'optiques ou de la vraie vaseline...?

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  2. l'art, de l'inutile indispensable. :)

    un an avant de décrocher le sésame pour l’école d'éduc, je m'occupais d'une petite fille de 2 ans. Un jour on part en expédition vadrouille toutes les deux et au hasard d'une envie on entre dans une galerie.

    Au bout d'un couloir, un tableau représentant un violoniste tsigane, mélange de figuratif et d'abstraction. Une partie du tableau semble disparaitre.

    Mam'selle crevette s'est assise à même le sol et à fixé le tableau un long moment. Je m'assoie avec elle et j'attends.

    Un peu après elle se lève, souris et me demande à rentrer.
    Au moment de sortir de la galerie, le propriétaire lui demande pourquoi elle est restée si longtemps devant ce tableau.
    "J'écoutais la musique s'enfuir."

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    1. <3
      Voilà pourquoi j'aime tant découvrir l'art avec les enfants. Tout est là, dans ce que tu racontes...
      Merci d'avoir partagé!

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  3. quels beaux moments, un peu de grâce retrouvée. Et les yeux d'enfants devant des oeuvres sont autant de tableaux en eux mêmes

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    1. Merci pour ton commentaire :-)
      Oui, c'est exactement ça!

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  4. merci à toi de si bien savoir nous faire vivre ces instants de grâce de ta vie passée et présente <3

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  5. Les ados aussi aiment les musées quoi qu'ils en pensent. A chaque fois que j'ai fait une sortie "Art", en groupes avec un production écrite, orale, ou dessinée, ils se sont étonnés eux-mêmes. Et en plus souvent dans les "petites villes" les musées des Beaux-Arts sont de qualité et pas chers. (ce qui dans l'éducation nationale est loin d'être un détail !) Dans ma ville le musée est gratuit pour tous les élèves.

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    1. Il y a comme un discours élitiste autour de la culture qui fait que beaucoup se disent que "ça n'est pas pour eux". Et ça me désole parce que la culture est quelque chose de tellement vaste...Ce que tu décris est chouette.
      J'aime aussi ces musées des Beaux-Arts là où souvent il y a de réels efforts pédagogiques et d'accessibilité pour tous.

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  6. seul bémol, les musées ou plutôt leurs gardiens ne voient pas toujours d'un bon oeil la visite d'enfants ou d'ados. pour avoir emmené les miens lorsqu'ils étaient petits, lorsqu'on entrait dans les salles, les gardiens nous scrutaient comme si j'avais introduit dans la salle une bande de fauves dangereux. Si la ligne à ne pas dépasser était à un mètre du tableau, eux devaient se tenir à 2 m, faute de quoi ils se prenaient une injonction... et pourtant jamais il ne leur serait venu à l'idée de toucher ou abîmer les oeuvres mais leur seul statut d'enfant suffisait à les rendre plus que suspects.
    Il y a quelques semaines au Musée d'Orsay, ce sont des adultes que j'ai vu toucher les tableaux...

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    1. Mais les enfants sont parfois perçus comme des fauves dangereux!! ;-)) (remarque, ils peuvent l'être aussi...).
      Au regard de ce que tu dis, c'est plus une question d'éducation et de respect que d'âge...toucher les tableaux, faut être dingue!

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