dimanche 29 avril 2012

Rencontres


Avant l'Uzine et Cotcotte, j'ai travaillé dans une autre usine. Ma mission n'a pas duré bien longtemps, ce sont les aléas de l'intérim. Mon job consistait, alors, à coller des étiquettes sur les produits qui défilaient sur un tapis (environ 10 000 étiquettes jour!). Pas vraiment de tenue particulière. Bruit limité. La possibilité de discuter, donc.

De ce bref passage, il me reste deux visages, deux histoires, deux récits.


Depuis que je navigue dans différents boulots dans les milieux de l'usine et du monde agricole, je tais ma vie d'avant. Non que j'ai honte de ce que j'ai fait. Mais certaines professions peuvent provoquer des réactions fortes. Je ne dis donc pas le métier que j'exerçais. Je ne mens pas. Je me tais.
J'ai cependant un truc qui, métier d'avant ou pas, me colle à la peau. Je suis intéressée par ce que les personnes ont à dire de leurs histoires, de leurs parcours, de leurs galères et de leurs espoirs. Chacun(e) a quelque chose de sa de vie à raconter, quelque chose à transmettre, pour peu qu'on s'arrête un moment pour l'écouter. Et j'ai cette chance (ou cette malchance, selon les contextes), les personnes me parlent. Elles se racontent.

Deux collègues m'ont particulièrement marqués. Faussekayera et Joliepimousse.

Faussekayera tout d'abord. Un grand échalas. Il est tout en bras et en jambes et quand il marche, il tente de conquérir le monde. Encore boutonneux. A peine vingt ans. La casquette à l'envers et le langage fleuri. Il m'a regardé de travers pendant plusieurs jours puis nous avons travaillé sur la même ligne. Le lendemain, il me claquait la bise. Et il me racontait son histoire. Comme ça. Il s'est lancé. Un parcours chaotique dans une famille déstructurée. Un jour, son placement en foyer éducatif a été décidé par le juge des enfants. « Ben tu sais quoi ? J'ai appris des trucs, ça a pas été facile tous les jours mais c'était mieux qu'à la maison ». Il a morflé Faussekayera, fait des bêtises, a échappé de peu à l 'incarcération.
Il a changé de région à sa majorité. Arrivé ici, il a trouvé du boulot dans cette usine. Il me raconte ses embûches, les mains tendues, les chausses-trappes, les jugements, sa famille et tout le reste. Il a une copine maintenant. Ils vivent ensemble. Il m'explique qu'il est content du boulot qu'il a. Qu'avec sa copine, ils ont leur appart', qu'elle connait son histoire et qu'elle reste quand même. Il est fier d'être sorti de ses galère, du chemin parcouru. Il peut. Il a eu à vaincre bien des démons, bien des loyautés, bien des difficultés. Il est touchant dans sa manière d'être. Il est magnifique dans sa résilience et dans son quotidien.

Et il y a Joliepimousse. Exubérante, fonceuse, extravertie...grande gueule ! Un visage fin, des pommettes hautes, des yeux en amandes qui ne lâchent rien. Elle aussi dans les prémices de sa vingtaine. Il émane d'elle une énergie contenue, une densité qui m'interpellent d'emblée. Dès le début, elle me cherche, me titille. Elle veut savoir ce que je faisais avant. J'esquive, je botte en touche. Elle n'est jamais agressive. Non, elle est frontale et sonore. Un rire qui claironne. Quand elle parle, personne ne l'ignore. Un jour, nous étions dans un frigo à charger des palettes et elle m'a coincée « non, mais tu faisais quoi vraiment avant ? ». Elle me fixait droit dans les yeux, très calme pour une fois, sans ciller. Je ne sais pas pourquoi, j'ai répondu. Elle m'a regardée en coin et n'a rien dit. Enfin, pas tout de suite. Plus tard, alors que nous n'étions que toutes les deux occupées à faire une tâche assez con, il faut le dire, elle a commencé à me raconter son histoire. Sa rencontre avec un homme vers 18 ans. Sa grossesse. Sa joie. Les signes de jalousie qu'elle prenait pour de l'amour un peu possessif. La naissance de son fils. Les premiers coups. Les brimades, Les roustes. Les bleus, les silences, les regards qui se détournent ou qui jugent. L'isolement. Elle a porté plainte. Elle ne voulait pas que son fils vive ça. Elle a affronté un clan entier et a tenu bon. Elle me raconte le procès, la condamnation, l'autorité parentale exclusive pour son fils. Elle me nomme ses craintes, les menaces par téléphone depuis la prison, sa rage, sa honte de ne pas être partie tout de suite, son incompréhension. Elle me dit sa reconstruction et sa fierté. Elle m'explique sa famille, son chez-elle, l'usine et son indépendance. Le soutien sans faille de son père qui prend le relais quand elle est du matin. Maintenant, c'est elle et son petit d'homme, personne d'autre. 
Elle a ce regard si facilement identifiable : blessé, fier, un peu honteux et bravache qui crie à la face du monde « plus jamais ça ». Elle m'arrive à l'épaule mais dégage cette vibration de celles qui ont dit non.

Je suis admirative de ces deux là. Ils sont debout. Ils vivent, luttent, grandissent. Je suis admirative car ils avancent, malgré des chutes et des coups.

Ils se sont racontés, m'ont confié un petit bout d'eux. Ma mission s'est terminée. Je n'ai même pas pu les remercier de leur confiance. Je ne les ai jamais revus.


10 commentaires:

  1. Joli texte pour de jolies rencontres. les rencontres nous forgent.
    Ne pas s'arrêter aux apparences, jamais.
    ta sensibilité est évidente :)
    bises

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  2. Très belle prose. De l'émotion face à ces personnes que la vie a un peu malmenée. Du coup, j'ai l'impression d'être un privilégié, n'ayant pas connu ces difficultés. Comme quoi, l'égalité des chances... Bref, il faut féliciter ces deux personnes de leur courage face à leur difficultés, et d'avoir réussi à s'en sortir.

    Ce texte est également un très bel exemple que la communication est le socle de la société, qu'en communiquant on apprend à connaître et à comprendre l'autre. Se forger une opinion uniquement sur l'apparence, c'est passer à côté de 90% de la réalité.

    Bref, tes textes me touchent, continue !

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    1. Tu dis l'essentiel : communiquer sous peine de passer à côté! Bon, maintenant, c'est pas toujours évident non plus...
      Merci à toi :-)

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  3. J'ai la chance dans mon métier de vivre des moments comme ça, des rencontres avec mes élèves, qui soudain se dévoilent parce que c'est un besoin vital, même éphémère. Peut-être des années après ne s'en rappellent-ils pas. Mais quand je les recroise dans leur vie d'adultes, je me dis que nos échanges ont pu les aider un peu, mais aussi je les admire pour ce qu'ils ont atteint. J'ai moi-même croisé des gens avec qui une conversation plus intime m'a aidée à passer une difficulté professionnelle. Donc surtout continue à les observer, mais aussi à les écouter. Peu de gens en sont capables ou s'y autorisent. Pour moi c'est plus simple, aux élèves, on leur dit officiellement que je suis leur interlocutrice privilégiée.

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    1. J'aime beaucoup ce que tu dis. Dans la vie, on se croise, plus ou moins longtemps. Parfois, on laisse quelque chose de nous ou pas, les autres s'en souviennent ou pas mais peu importe...l'important n'est-il pas de faire une différence, même infime, même sans le savoir?
      "Interlocutrice privilégiée"...j'aime bien :-) ça devrait être un métier à part entière!

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  4. J'ai ressenti des frisons en lisant ton texte! Quel bel exemple d'humanité, écouter l'autre, sans le juger. Je suis d'accord avec Ed, je suis aussi enseignante et l'écoute est primordial avec nos élèves (des ados), j'en parlais avec une collègue hier, notre métier c'est de l'humain avant tout, ns ne sommes pas des machines à faire apprendre et nous ne sommes pas face à des machines à apprendre. J'aime prendre le temps de discuter avec eux, les aider un peu...
    Sinon j'ai pensé à vs, j'ai trouvé deux livres qui pourraient vs intéresser: La culture ouvrière de Michel Verret chez L'Harmattan et Les ouvriers dans la société française XIXeme-XXeme siècle chez Seuil. Amandine

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    1. Oh merci de ton commentaire...:-) Heureusement que des enseignants comme toi et Ed ont cette approche de leur métier (pas d'entre vous, je pense), apprendre ça n'est pas que faire le plein de connaissances.
      Merci pour les références de bouquins! :-)

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  5. Merci bcp! Avec plaisir pour les livres! C'est un vrai plaisir de vs lire! Bonne journée! Amandine

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    1. [Je voulais dire "pas mal d'entre vous, je pense"]

      :-) ...et on peut se dire "tu", non? ;-)

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