Il
est plus d'une heure du matin. C'est le 4 septembre. Mon neveu fête
ses 25 ans aujourd'hui. Je ne dors pas. Je n'y arrive pas. A chaque
fois que je ferme les yeux, les images d'Aylan tatouées à jamais
sous mes paupières m'empêchent de trouver l'apaisement du sommeil.
Et avec ces images ma colère. Car je suis en colère depuis 48h.
Depuis
que ces photos ont été publiées, j'essaye d'y échapper. J'ai
réussi mercredi, j'ai totalement échoué jeudi. Je n'ai pas la télé
mais je suis pas mal sur la Toile. Où que j'aille sur le net, d'une
manière ou d'une autre, ces images me sont imposées. Leur violence
incommensurable m'est balancée en pleine face et j'ai juste à
fermer ma gueule. Regarde et tais-toi ! J'ai esquivé Twitter et
(re)découvert qu'on pouvait désactiver la fonction « activer
les images », Instagram n'a pas échappé non plus à la
publication de ces clichés. Je ne vous parle même pas de Facebook.
Je pensais naïvement en être protégée. Non, et au contraire même
car je ne peux pas désactiver la fonction d'affichage des images, il
n'y en a pas. Je ne vais pas me fâcher avec les amis qui aiment ou
partagent des articles sur le sujet, photos à l'appui. Sans s'en
rendre compte, ou alors ils s'en fichent, ils m'imposent ce choc qui
est renouvelé à chaque affichage.
Sauf que ça n'est pas "juste" une photo d'un petit enfant mort noyé en Méditerranée. Il a un nom. Il avait une histoire. Sa famille fuyait la Syrie et l'enfer qui s'y trouve. Cette photo ne nous parle pas de cet enfant, juste de sa mort, tragique.
Jamais
je ne me suis voilée la face. Je me tiens au courant de ce qui se
passe dans le monde plutôt plus que moins. Seulement, je choisis les
médias. J'évite autant que faire ce peu les images. Je n'ai pas
besoin de visuel pour comprendre ou me faire une idée de ce qui se
passe, des enjeux, de l'horreur. Ne pas vouloir voir de photos choc
ne fait pas de moi une autruche avec la tête dans le sable. Non.
Seulement, l'horreur s'imprime en moi et ne s'en va jamais. Des
années après, certaines photos ressurgissent dans mes rêves et les
tournent en cauchemars. Et cela n'a rien changé à la situation des
personnes se trouvant sur ces photos, ou de leurs familles. La même
question se pose concernant la mort d'Aylan, de sa mère et de son
frère.
Je
lis depuis ces deux derniers jours qu'il FAUT se prendre ces images
en pleine tronche pour réveiller les consciences. Qu'il FAUT un
électrochoc pour qu'enfin « quelque chose soit fait ».
Vraiment ? Mais dites-moi, les réfugiés qui meurent en
Méditerranée, il y en a depuis des mois. Elle était où votre
indignation ? Et ces 70 malheureux qui sont morts dans un camion
en Autriche, elles sont où les photos ? Et les photos des
pêcheurs Italiens ou Grecs qui remontent des restes humains dans
leurs filets car des milliers, DES MILLIERS, d'enfants, de femmes et
d'hommes sont morts en fuyant désespérément l'enfer. Elles sont où
ces photos ? Ne me dites pas que vous avez découvert il y a 48h
que des réfugiés meurent chaque semaine en tentant la traversée !
J'ajoute que, et c'est un fait scientifique, être constamment confronté aux
images violentes (oui cette image est violente) accroît la tolérance
à la violence ce qui, à force, rend plus indifférent à cette même
violence.Tous blasés donc il faut de plus en plus d'horreur pour espérer provoquer une réaction? C'est une question qu'on ne peut plus éviter aujourd'hui.
Alors
quoi ? Et maintenant ? Je, tu, nous, vous : on fait
quoi hein ? Non parce que l'indignation et le réveil des
consciences, je veux bien. Mais concrètement ? Et je ne parle
pas des gouvernements et de l'Europe. VOUS qui criez si fort et avez
décrété que je devais voir ces photos à tout prix pour éveiller
ma conscience. Alors ? A part sonner l'hallali, que
proposez-vous ? Je suis toute prête à écouter et à relayer.
Parce que sinon, bonjour l'hypocrisie (ou le cynisme) :
s'indigner derrière un écran et/ou depuis son canapé est bien
facile. Vouloir changer les choses en disant « mais qu'est-ce
qu'ILS attendent pour faire quelque chose »... C'est qui ILS? C'est vous ?
Le
pire dans tout ça : dans une semaine, Aylan, les larmes de son
père et tous ces morts auront été remplacés par une autre info.
Voilà,
ma colère m'a encore emportée. Colère par rapport à cette photo. Colère par rapport à la situation de tous ces réfugiés. Colère à propos de mon impuissance (ou de ma lâcheté, au choix). Tout ça pour dire que je ne sais
pas plus que vous ce qu'il faut faire concrètement, utilement et de
manière pérenne (sans tomber dans la démagogie ou l'aide
compassionnelle). Mais je sais aussi que je n'ai pas besoin de photos
pour avoir conscience de la réalité.
Pour
en revenir à mon propos initial. Je ne dis pas que ces photos ne
devaient pas être publiées. Elles devaient probablement l'être. Et
j'ajouterai que je trouve que la photo du policier Turc portant
délicatement le corps d'Aylan dans ses bras a bien plus de force que la photo du petit cadavre au bord de l'eau.
En
revanche, j'aurais aimé avoir le choix de les regarder ou non. Et ne
pas être pointée du doigt pour vouloir avoir le choix.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire