mercredi 16 janvier 2013

Si je savais...

Ces derniers temps, les circonstances font que je vais regarder loin en moi, là je n'étais pas allée depuis un moment. Parce que je ne le voulais pas, parce que je ne le pouvais pas, parce que j'avais oublié.

Vous savez maintenant que j'étais éducatrice spécialisée et que j'ai travaillé de nombreuses années dans ce qu'on appelle le milieu ouvert. Cela veut dire que j'allais à domicile, chez les familles concernées par les mesures éducatives.
Je suis celle qui est partie, qui a décidé de mettre un terme à cet exercice et de tourner le dos au métier. Je ne supportais plus les contraintes institutionnelles, le peu de considération politique portée au travail social et la pression constante de devoir faire plus avec de moins en moins de moyens. Comme avait dit un jour un ancien collègue « on nous demande de faire entrer un litre d'eau dans une bouteille de 50cl ». Moi je disais « écoper le Titanic à la petite cuillère ».
Il y avait aussi une autre raison : ce sentiment d'impuissance absolue de ne pas pouvoir aider les personnes que nous étions sensé accompagner. Les réformes successives avaient déjà bien entamé la capacité à agir que nous avions et les ressources financières, de temps et de personnes que nous pouvions mobiliser pour cela (envoyer un enfant en colo afin qu'il quitte son environnement et que ses parents qui travaillent puissent souffler un peu, ça nécessite de l'argent, d'instruire des dossiers, de gérer les conduites. Pourtant, les bénéfices s'en faisaient ressentir tout au long de l'année ensuite mais bon...).
Travailler auprès d'un public en difficultés est une chose. Assister impuissante à des naufrages personnels, familiaux et éducatifs sans fin parce que des politiques diverses ont décidé que « l'assistanat ça suffit » (sans même percevoir les tenants et les aboutissants de ce qu'est une politique sociale), s'en est une autre.
Les effets de la crise en 2008 et la mise en place du RSA ont été le coup de grâce. Je ne me sentais plus capable. J'étais confrontée à un conflit éthique profond et douloureux. Ce burn-out, j'en ai parlé. Je ne vais pas y revenir une fois de plus.


Ces jours-ci, dans le cadre de ma formation, j'ai eu à replonger dans ce passé. Un de mes cours concerne l'analyse des postures professionnelles et la manière de travailler. N'étant pas en activité pour le moment, j'ai choisit d'aborder ce que je connaissais : mon métier d'avant. Je me suis retrouvé confrontée aux questions du formateur, des collègues de formation et c'est comme si le couvercle sautait. Tout est remonté à la surface et les émotions avec. Violent, fort, happant, exaltant et surtout un sentiment de vide, de manque. J'ai compris que le deuil de ce temps là n'était pas vraiment fait.

Et puis, quelqu'un m'a dit récemment, à propos de mon boulot d'alors « tu as du voir des choses pas possibles » ou quelque chose comme ça. Et ma réponse a été « oui » mais sans que j'en ressente ni douleur, ni malaise, ni satisfaction ou fierté. C'est un fait mais quantité de métiers sont faits de cette réalité. Ça n'est certainement pas un badge ou un signe distinctif.
Et pourtant je n'étais pas prête à partager plus, tout comme je ne raconterai probablement jamais ici certaines situations particulières. A quoi bon ?

Depuis, je ne peux pas m'empêcher et ça tourne dans ma tête. Qu'est-ce qui fait que, quand j'y repense, je n'ai pas de sentiment d'horreur absolue face à certaines réalités ? Qu'est-ce qui fait que j'ai supporté de faire ce métier si longtemps sans être envahie constamment ?
Très vite, j'ai arrêté de parler de mon métier aux personnes qui n'en étaient pas car j'avais l'impression de les horrifier. Que je les confrontais, sans le vouloir, à une réalité difficilement supportable pour eux.
Et puis, parfois il est difficile d'expliquer, de mettre en mots. Et parfois pas envie. Après un temps, je n'en parlais plus qu'avec des personnes qui connaissaient le terrain. Ça évite d'avoir à se censurer et permet de parler vrai. Et ça permet un humour grinçant, totalement « politiquement incorrect » et salement drôle. Pas besoin de se retenir et de filtrer ce qui sort.
J'ai des souvenirs d’apéros : « Bon, sang, j'ai eu une expulsion aujourd'hui » ou « j'ai eu une hospitalisation d'office, le père a pété un câble » ou « j'ai été menacée de mort, j'étais à la gendarmerie pour le dépôt de plainte » ou « l'OPP de la situation muche est arrivée, on a fait le placement ». En une ou deux phrases, on se comprenait et il n'y avait pas besoin d'expliciter plus. On savait de quoi les journées des un(e)s et des autres avaient été faites. Je vous épargne les blagues et les discussions qui en découlaient...

J'en viens à réaliser que mon « curseur du supportable » est totalement biaisé et que mon seuil de tolérance est bas, très bas. Ce qui jalonnait mon quotidien professionnel faisait partie du boulot. Miss Papillon ou Poussinette, leurs histoires n'étaient pas si extraordinaires du point de vue de leurs problématiques. J'ai eu à intervenir dans des circonstances plus difficiles J'ai été émue, touchée, remuée. J'ai eu peur aussi. Pourtant cela ne m'a jamais empêché d'y aller et de faire ce que j'avais à faire. J'ai appris à gérer mes émotions. J'ai été confrontée aux limites humaines et du système, à la désillusion et à l'indifférence. Pourtant, je n'ai pas l'impression d'en être ressortie dure ou aigrie ou même abîmée. Peut-être ai-je tort, je le suis peut-être en fait...

Alors je m'interroge. Comment ? Qu'est-ce qui fait que j'ai cette capacité (que nous, exerçant ce type de métier, avons) à supporter, à affronter et de ne pas en ressortir dézinguée. Ne me parlez pas de Cyrulnik et de la résilience car cela n'a, de mon point de vue, pas grand chose à voir. Qu'est-ce qui fait qu'on y retourne, jour après jour, pour continuer le travail ?
Qu'est-ce qui fait que vous médecins, infirmièr(e)s, enseignant(e)s, éducateurs-trices, secouristes, thérapeutes, aides à domiciles, TISF, conseiller(e)s d'insertion et tous les autres, qu'est-ce qui fait que vous y retournez ?

Et j'ai cette envie qui revient par vagues, de reprendre mon métier. Ou plutôt, j'ai envie de reprendre le travail auprès des parents et autres adultes, des enfants. J'ai envie de retourner sur le terrain, de reconnecter avec le boulot, la réflexion et le travail en équipe.
Je me sais pourtant incapable aujourd'hui d'accepter la réalité dans sa dimension institutionnelle, dans ses réformes et politiques sociales. Je sais que je suis réfractaire à la hiérarchie telle que je l'ai connue les dernières années dans MonAssoDavant.

Et voilà que ma formation me fait faire un pont entre hier et aujourd'hui. Plus j'avance en Gnourynquologie et plus je me rapproche de ce qui sera un possible métier futur. Plus je m'éloigne de ce qui faisait mon quotidien professionnel.

Finalement, je réalise tout simplement que j'ai quitté un métier mais que lui ne m'a jamais quitté... Et maintenant ?

6 commentaires:

  1. le truc je crois, c'est que ce n'est pas vraiment un métier. Je ne parle pas de "vocation" bien trop connoté. Mais tout de même, quelque chose d'ancré très profondément, de l'ordre de la construction, bien avant de savoir quel métier on veut faire, d'une certaine manière, on le pratique déjà. Avant, pendant...et après.

    Et la construction se poursuit, l'avant participe à aujourd'hui, à demain, parfois par de drôles de chemins. Un réseau synaptique en soi, intraduisible, en perpétuelle évolution, avec des connections nouvelles, qui va je crois bien plus vite que notre "nous" conscient.

    Et pour les expériences, si on s'arrête à l'horreur, on ne sert à rien. C'est justement cette aptitude à regarder autrement, le sentiment de pouvoir agir, même de façon infime, qui fait que l'on continue. Encore faut-il avoir des conditions de travail rendant possible l'accompagnement, sous peine de se perdre soi même...

    Il fallait peut être le quitter pour mieux le retrouver, en faire une force pour la suite ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu dis si bien les choses...:-)
      C'est une question lancinante, un peu comme une mélodie qui parait familière mais qui, quand tu veux mettre un titre dessus, t'échappe. Ça brasse juste un peu trop en ce moment, faut que ça décante...:-)

      Supprimer
  2. Voilà plus de 30 ans que je fais ce boulot ( entre Maison d'Accueil et de Soins, AEMO J, AEMO administrative, Foyer d'enfants, d'adolescents ) Je me suis toujours dit que la chance de ce boulot c'est d'être dans du lien social. Bien entendu qu'on est sous un système qui laisse peu de chance à l'Autre mais être dans la Rencontre t'investit de responsabilités. Ce n'est pas effectivement rien , c'est un combat de tenir ( et aussi une joie perceptible dans des petits riens).
    Peut-être devrais-tu essayer de travailler en Foyer, en MECS où la pression est moins forte, où - c'est possible - des responsables de Service ouverts peuvent te permettre de mener des projets ? En ce moment, je travaille avec des collègues à terminer un film de fiction (avec une dizaine d'enfants de Foyer).
    Bien sur, à te lire, à ta façon de t'ouvrir, aucun doute pour moi : dans tes zig-zags, tes pleurs, tes colères, tu le trouveras ton chemin. :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bienvenue ici et merci pour ton commentaire :-)
      J'ai travaillé en foyer éducatif avant de gouter au milieu ouvert. Je ne pourrai plus y retourner (la liberté et l'autonomie possibles en milieu ouvert me paraissent impossible en structure éducative, peut-être à tort). Ces petits riens qui peuvent être de si belles joies, j'en ai eu et c'était de sacrés shoots :-)
      Je crois que j'ai peut-être à accepter un ailleurs autrement dans ce métier mais je n'y suis pas encore...

      Supprimer
  3. Croiser des situations graves et horribles, personnellement, je ne sais pas comment ça se fait, mais je supporte plutôt pas trop mal. Plutôt mieux que pas mal de gens que je croise. C'est les croiser et ne rien savoir y changer qui me démollit. Mais sinon, justement, j'ai l'impression d'être utile. Les familles où tout va bien, j'ai l'impression qu'avec ou sans moi, ils vont bien. Bon, ils viennent me voir, mais j'ai pas beaucoup de boulot, en fait, ils auraient pu tomber sur n'importe qui, même pas compétent, c'aurait été pareil. Les autres, c'est un vrai challenge de les accompagner parfois et j'essaie de me réjouir de chaque pas positif.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour votre commentaire!
      Oui, cela aide de se réjouir du positif...

      Supprimer