lundi 23 juillet 2012

Tisser


j'ai eu une chance incroyable étant petite. J'avais une grand-mère qui était férue des façons de faire d'autrefois. Elle savait carder et filer la laine, tisser, faire de la dentelle, broder, tricoter, canner une chaise...Je ne vais pas vous dire que j'étais fan de ses chaussettes ou ses collants faits mains (qu'est-ce que ça gratte la laine vierge!) mais je la regardais faire et ça me fascinait. Étant curieuse et touche à tout, plutôt que de me gronder lorsque je tripotais les différents outils, elle m'y a initié. J'étais maladroite, ça n'était pas beau mais n'empêche...
J'ai appris les rudiment du cardage, du filage au rouet, de la dentelle au fuseau (torsion, croisement, torsion, croisement, pause d'épingle), de la broderie. J'ai même voulu essayer le métier à tisser mais mes pieds, alors, atteignaient à peine les pédales. Lorsque j'ai été assez grande pour les atteindre, ma curiosité était passée. Je serai bien incapable aujourd'hui de filer, broder convenablement ou de faire de la dentelle. Mais j'ai gardé de cette époque un goût pour ces belles choses et un regard aussi, une attention particulière portée à la manière dont elles sont faites.

Vous êtes en train de vous demander quelle mouche m'a piquée... J'y viens.


L'autre jour, j'avais en main une écharpe en lin, cadeau d'amis revenant d'Ukraine. Je regardait le tissage, artisanal, et j'en suis venue à me dire que cela résumait assez bien la vie, ma vie.

Il y a la chaine (ce sont des fils), tendue sur le métier, qui à mes yeux représente l'éducation que j'ai reçue, les valeurs transmises, l'histoire familiale, les non-dits, les secrets de famille et tout le reste. Je n'en ai choisi ni la matière, ni les couleurs.

Et il y a la trame et ça, c'est moi. Mon parcours de vie, mes choix, mes erreurs, mes chutes, mes succès, mes amours et mes chagrins, mes révoltes, mes victoires et mes capitulations. Tout y est. Mes vies d'avant et celle de maintenant.

Oh, bien sûr, la trame de mon début de vie a plutôt été réalisée par les grands. Là encore, je n'en ai choisi ni la couleur, ni la matière (quoi que, les Bouddhistes seraient d'un autre avis mais ça n'est pas le propos).
Puis, assise sur les genoux des grands, je me suis retrouvée devant le métier, de basse lisse pour commencer. J'ai d'abord actionné le peigne, tchac-tchac, pour serrer. Je n'actionnais pas les pédales et la navette fonctionnait à deux mains, la grande et la petite. Puis J'ai eu la navette en main, seule.
J'ai appris les rudiments des pédales. Elles sont importantes les pédales : elles déterminent le motif. On choisissait encore les couleurs et les matières pour moi.
J'ai fini par être assez autonome dans les gestes. Mine de rien, c'est compliqué. Et puis en cas d'erreurs, les grands étaient là pour corriger, rectifier, resserrer. Matières et couleurs n'étaient toujours pas de mon ressort mais on me demandait mon avis.

Puis je suis partie et j'ai eu la liberté de choisir. Et je me suis lâchée... Explosion de couleurs, pas toujours très heureuse, matières diverses, motifs de mon choix. Et là, plus personne pour rectifier les erreurs, faux-pas et ratages. Il fallait assumer. Tout assumer. Il y avait une certaine ressemblance avec un toucan pour le plumage, ou un cacatoès, c'est selon. 
Quant aux matières : brutes, solides, parfois rêches et même cassantes. Tissage serré, pas de place au vide.

Mes goûts ont changé, mes envies aussi. Les couleurs sont restées variées mais se sont mieux accordées. Les motifs ont pris quelques rondeurs, ont gagné en complexité. Les matières se sont affinées. J'ai appris la subtilité, les camaïeux, l'équilibre et la souplesse un peu aussi. Et, pourquoi vouloir tant serrer ?!

La chaine a cassé en certains endroits mais j'ai pu réparer, solidement. Et j'ai fini par changer de métier, à tisser. Je suis passée à la haute lisse qui est verticale. J'ai changé de dimension. J'ai eu envie de voir plus grand, de pouvoir regarder ce que je réalisais juste en faisant quelques pas en arrière. Je n'avais plus à me pencher pour regarder.

Je mélange les couleurs, les matières, les motifs. Parfois, il y a rupture de stock sur certains produits alors il faut trouver autre chose. D'autres ont un coût exorbitant mais en valent tellement la peine.
J'ai appris que le monochrome était facile mais ennuyeux à force, même chose pour la matière unique : c'est uni, c'est sans surprise, fade. Penser en couleurs est plus difficile mais tellement plus...stimulant, exaltant, joyeux, fort, compliqué, galère, vivant !

Quand aux motifs, il y a des tendances et s'en écarter peut être mal vu. La qualité du travail peut s'en trouver déconsidérée. Mais les sentiers de traverse rendent l'étoffe si unique, je suis assez traversière je crois.

Aujourd'hui ? Je marie divers matériaux, souples, doux, solides, résistants, mats, brillants, duveteux, satinés et même pailletés parfois.
Les couleurs varient au gré de mon chemin mais j'ai appris aussi : le noir et le blanc sont indispensables, par petites touches seulement. Le sombre, le clair, le pastel et le franc. Savoir mélanger. Je sais choisir ma trame pour qu'elle se mêle avec ma chaine sans forcément être dans le même ton. Je ne cherche plus à la masquer, je l'intègre aux motifs.

J'arrive même à y intégrer des odeurs et des sons...mais c'est mon secret de fabrique. Je ne vais pas tout vous dire non plus!

Lorsque je déroule cette longue étole des premières décennies de ma vie, elle est colorée, criarde parfois, anarchique, complexe, mélodieuse, épaisse là, fine ici, serrée ou lâche, douce ou rugueuse, lumineuse ou sombre, géométrique, sinueuse ou pointillée. Je la trouve harmonieuse malgré ses incohérences. Je l'aime bien.
Et puis, elle n'est pas finie. L'avantage que j'ai, là maintenant, est que je peux prendre mon temps, y réfléchir autrement, tâtonner, explorer, être audacieuse. C'est à ça que me sert mon changement de vie.
Il n'appartient qu'à moi de créer ce qui me plaira puisque je suis la tisserande de ma propre vie. Et ça ne m'a pas trop mal réussit.

Et vous ? Comment trouvez-vous votre étoffe personnelle ?

15 commentaires:

  1. Tu me sembles bien inspirée sur ce coup-là ! ;-))
    Syion

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. ça va, suis pardonnée de mon silence?? ;-)

      Supprimer
    2. pardonnée, j'sais pas, je vais réfléchir ;) c'est LUI le supporter du PSG ? ;)

      Supprimer
    3. Oui Madame Venise, c'est LUI... ;-)

      Supprimer
    4. Oui, c'est moi ^_^ ;-) je fais pas bien ?? :-))
      Syion

      Supprimer
    5. @Syion : meuuuuuuuuuuuuuh si!! J'ai glissé à Dame Venise sur Twitter que je m'étais faite rappelée à l'ordre pour me remettre à écrire, par un supporter du PSG. Tu es démasqué!! lol (et tu as bien fait :-p)

      Supprimer
  2. beau texte, émouvant comme toujours.... mes commentaires se ressemblent tous sur ton blog, contrairement à tes articles :)
    alors mon étoffe personnelle ? la question est vaste, longtemps je me suis laissée guider, mener par le fil comme par le bout du nez, avant d'oser m'affirmer, affirmer mon opinion, faire entendre ma voix. Jamais dans la violence, plutôt dans la douceur. Mais du coup j'ai tissé ma vie, celle que j'aime, la tribu, tout ça. malgré les doutes parfois, je sais que c'était ça la bonne voie. mais le fil de la vie est si fragile, prêt à casser à tout instant, et il se déroule trop vite, demain déjà les enfants seront partis, demain déjà on se retrouvera vieux (pour de vrai et pas juste comme lorsque j'en rigole)...
    Jour après jour, mot après mot, on tisse les liens, on les resserre ou on les distend.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour ce partage :-) Oui, certains fils sont fragiles...

      Supprimer
  3. Cela donne vraiment envie de tisser. Tu es traversière aussi ta prose ressemble à une partition de flute.
    Ma trame est homéomorphe à un cercle car représente une variété de dimension 2. Elle est comme l'annneau de Möbius elle n'a qu'une face car elle est réglée et non-orientable. On ne peut donc la manipuler et la faire entrer dans un système rigide. De place en place, il y a écrit des phrases de Francis Blanche ou Pierre DAc et des représentation de scènes bouffonnes tirées de l'Assemblée des femmes d'Aristophane ou de Marivaux. Ne rétrécit pas au lavage. Comme disaient les deux humoristes cités plus haut "Votre Sérénité, vraiment, vous avez été extraordinaire, c'est vrai, vraiment, il est vareuse... il est vareuse..
    - Eh!...
    - Non, il est unique, pardon, je me suis trompé de vêtement, mais ça ne fait rien."

    RépondreSupprimer
  4. "il ne me reste plus qu'à envoyer des baisers à l'assistance publique", j'adore ce sketch!!
    Je ne comprends pas tout ton langage scientifique (qui est fort poétique!) mais j'en ai perçu la teneur générale. C'est une belle étoffe que tu as là...
    Merci pour ton commentaire :-)

    RépondreSupprimer
  5. J'ai la trame en creux. Beaucoup de vides qui furent parfois béants. Quelques fils d'une drôle de couleur brisés brutalement, dont on ne sait dire ni la naissance ni la mort. Certains changent, en cours de tissage, passent du noir au mordoré, pas mal de nœuds ponctuent des changements de motif. Il faut probablement prendre un sacré recul pour deviner un dessin général. Et un peu partout des bobines en vrac en attente...

    Un comble pour une fille de couturière non ? ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. une étole unique et riche, peut-être un peu sombre mais qui se distingue...c'est comme ça que je la vois en te lisant.

      Ah les bobines en vrac...Peut-être que c'est ça être la fille de sa mère, des points communs et s'en distancier à la fois?!

      Supprimer
    2. cultiver les différences :) briser le miroir.

      Supprimer
  6. J'ai appris à tisser.
    Et pourtant, ma vie, elle ne semble pas avoir été conçue comme ça. Le métier, je pouvais le diriger sans surprise. Pas ma vie. Il y a eu des accrocs, que je n'avais pas décidés, qui m'ont prise par surprise et qui m'ont tellement blessée que je n'ai pas su les repriser. Un gros surtout. Qui se rouvre régulièrement. Parfois je m'offre un tissu tout neuf à mettre au dessus. Coloré et soyeux de préférence, chaud aussi, et sécurisant. Mais j'ai beau faire, le tissu du dessous réapparait avec ses fils détruits pour toujours. Je n'aime pas le mot "fils", car il ressemble au mot "fils" quand on le lit. Quand on parle, évidemment c'est différent. Dans mon cas c'est bien une histoire de fils, trop fragile (s, pas s ?) sans doute, mais qui en se détruisant a/ont détruit l'ensemble de l'ouvrage. Dans le bout d'étoffe que j'utilise en ce moment, je me sens plutôt bien, et j'évite de le brusquer pour le garder intact encore longtemps. C'est si fragile un tissu familial ou affectif.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui c'est si fragile un tel tissu et pourtant c'est incontournable.Ce que tu dis est fort et très juste je trouve.
      Parfois, le seul moyens de réparer ou de faire tenir est une épissure, il faut rajouter un autre fil (que l'on aura choisi alors) mais c'est loin d'être simple et ça ne prend pas toujours...
      Merci pour ce partage :-)

      Supprimer