jeudi 17 mai 2012

Je l'appelais Miss Papillon (1/2)


Lorsque je l'ai rencontrée la première fois, elle avait à peine cinq ans. Elle vivait chez son beau-père à qui elle avait été confiée après la mort de sa mère quelques années plus tôt. Il y avait aussi une petite sœur, née du mariage de cet homme qu'elle appelait « Papa » avec sa maman. Une vie simple mais si chaleureuse.

Elle savait bien pourquoi je venais, elle en avait vu d'autres avant moi. Depuis d'aussi loin qu'elle s'en souvienne et même avant. Petit gabarit, fine avec de grands yeux. Une grâce rare comme j'ai pu en voir chez certains enfants. Quelque chose qui ne se décrit pas. Paradoxalement, je ne me souviens pas de la couleur de ses yeux ou d'autres détails.
Elle m'observait pendant les salutations d'usages entre adultes, debout derrière une chaise dont le dossier ne me laissait voir que des bouts d'elle. Je me rappelle avoir posé ma sacoche rouge, être allée la voir et m'être penchée. Ses yeux dans les miens et quelque chose d'interrogateur, une attente.
Lorsque j'allais dans les familles, je ne faisais que très rarement la bise aux enfants, sauf lorsque vraiment ils me connaissaient très bien ou qu'ils y tenaient absolument. Après tout, j'étais « l'éducatrice, « la dame », « le service éducatif » mais je n'étais pas de la famille. Je considère que faire la bise à un enfant est quelque chose de personnel, d'intime presque.
Sinon, le rituel était toujours le même « alors, comment on se dit bonjour ? », parce que oui se dire bonjour est important (au revoir aussi d'ailleurs). Serrer la main, faire un coucou de loin, juste se dire bonjour ou alors mon petit truc à moi, ma manière de leur dire bonjour, le « bonjour papillon ». Elle a eu l'air étonnée, elle n'avait jamais entendu ça ! Ok pour le bonjour papillon. Je lui montre avec un clin d’œil, on agite nos doigts en s'effleurant à peine. Elle m'a alors laissé voir sa lumière et son sourire a irradié. Le mien n'a pu que lui faire miroir. Je suis devenue « Madame Papillon ». Cela a été notre rituel pendant plus de trois ans.




Au début, les choses tournaient bien. Elle allait chez son père, son « papa aussi », certains week-ends, une partie des vacances. Les relations entre les deux hommes étaient tout à fait correctes sans être cordiales mais cela fonctionnait.
J'ai rencontré la belle-mère de Miss Papillon quelques mois plus tard. Après une vie vraiment difficile et après avoir été plus que malmené, son père avait rencontré cette femme. Il s'était stabilisé dans un boulot, avait un logement fixe, s'accrochait avec beaucoup de sérieux à son suivi en service d'alcoologie. Une petite fille était née.
Une maîtresse femme, imposante, déterminée, absolue. Une femme qui connaissait par cœur les services sociaux pour avoir déjà plusieurs enfants accueillis dans d'autres structures. Un discours conforme, rassurant dans sa forme. Tout se passait bien quand la petite venait. Elle adorait sa sœur. Elle faisait ce qu'on lui demandait et avait une personnalité facile même si parfois il y avait besoin de rappeler le cadre. Elle savait bien que la petite avait perdu sa mère et elle n'était pas là pour la remplacer.
OK. Je suis repartie en me disant qu'il y aurait certainement à ouvrir davantage le dialogue parce que cette conformité était beaucoup trop...conforme.

Je rencontrais Miss Papillon chez son beau-père après l'école ou chez son père certains mercredis. Régulièrement on allait prendre un goûter juste elle et moi, ou nous balader au parc, discuter. On est allées à la pizzeria et même au restaurant chinois.
Et puis un jour, je ne sais pas. Je suis ressortie de l'entretien avec son père et sa belle-mère avec une impression bizarre. Lorsque j'en ai parlé en équipe je n'ai pu que dire « ça pue » en posant mon doigt sur mon nez. Ça pue...aucun élément tangible, rien de concret mais cette sensation qui fait dresser les antennes et qui accroît la vigilance. Ça pue.

Je vous passe les détails mais un lundi, des mois plus tard, en arrivant au bureau, j'ai appris qu'elle était chez son père et qu'il refusait de la raccompagner chez son beau-père. Allers-retours entre les deux domiciles pour essayer de comprendre, note au magistrat, audience. Les mots violence, maltraitance et attouchements sexuels ont été prononcés. Le beau-père tombait totalement des nues et se retrouvait accusé sans comprendre. Par sécurité, le magistrat a décidé de l'installation de Miss Papillon chez son père et sa belle-mère. L'enquête de la brigade des mineurs et les examens médicaux n'ont absolument rien révélés. Il n'y avait rien à révéler.

J'ai continué mon travail. La sensation de malaise a tourné à la franche inquiétude mais je, nous (l'équipe), n'avions rien de précis. Elle a commencé à l'appeler « Maman » mais « parce qu'elle me l'a demandé vous savez Madame Frayer, c'est la petite qui a voulu ».

J'avais de plus en plus de mal à organiser nos petits tête à tête. Quelque chose ne tournait décidément pas rond. 
Ce jour là, nous avons parlé de manière grave et sérieuse Miss Papillon et moi. Je lui ai expliqué que s'il y avait des choses difficiles dans sa vie, ma place, mon rôle c'était à ses côtés, pour elle. Je lui ai demandé si elle était OK pour me faire une promesse et que j'en faisais une aussi. Alors oui, elle a promis que si elle avait des choses à me dire, même difficiles, même si elle avait fait des bêtises, elle m'en parlerait. Ma promesse a été de toujours l'écouter et de ne pas me fâcher, jamais.

Ils ont déménagés dans une maison isolée en campagne. Troisième changement d'école en 18 mois pour Miss Papillon.

Je voyais la lumière s'éteindre au fil des mois et je ne savais comment mettre des mots et des faits sur ce que je percevais. Une collègue est venue travailler avec moi dans la famille pour croiser les regards. Peut-être étais-je trop proche de la fillette ? Peut-être y avait-il besoin d'un regard distancié ?

Et puis un jour, j'ai eu à passer au bureau avec elle car j'avais oublié quelque chose dont j'avais besoin, pour après. Elle était assise sur mon fauteuil, très calme, pendant que je farfouillais dans mes étagères. Elle n'a pas parlé bien fort mais je l'ai entendue comme si elle avait hurlé. « Madame Frayer, j'ai quelque chose à te dire. ». Je me suis assise et j'ai écouté. J'ai écouté une petite fille pleine de possibles et de promesses me dire qu'elle était vilaine parce qu'elle ne faisait pas tout ce qu'on lui disait de faire, qu'elle était vilaine parce que quand elle n'avait plus faim elle devait quand même finir son assiette quitte à ce que ce soit froid et au petit déjeuner, qu'elle était vilaine et qu'elle méritait de copier 200 fois « je suis méchante quand je n'obéis pas à maman », qu'elle était vilaine parce qu'elle n'arrivait pas à oublier Papa (son beau-père), qu'elle était vilaine parce qu'elle ne faisait pas de câlins à « maman » quand elle lui en demandait et qu'elle n'aimait pas beaucoup quand les autres enfants de « maman » venaient à la maison. Il y avait aussi d'autres choses sur le comportement des fils de « maman » quand ils venaient et « leur zizi tout dur le matin au déjeuner» et qu'elle n'aimait pas voir, sur son père qui ne prenait pas sa défense, sur le ménage à faire, les chambres à ranger...
Elle osait à peine me regarder et parlais de plus en plus bas, honteuse d'être si méchante et si vilaine. « papa ne va plus m'aimer si je suis aussi vilaine. J'essaye de plus faire de bêtise tu sais Madame Frayer...mais je suis trop méchante. C'est pas sa faute à Papa ». 
Je lui avais promis de ne pas me mettre en colère et quelque part j'ai faillit. Ça a déferlé, une qui fait trembler, à tout casser, contre cette femme « maman ». La seule image qui me vient quand j'y pense aujourd'hui, toutes ces années après, c'est la sculpture monumentale de Louise Bourgeois, cette araignée énorme appelée par sa créatrice « Maman ».
Petite Miss Papillon l'a senti. « Tu m'en veux ? » . J'ai pu lui répondre en toute sincérité que non et elle m'a crue.

Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas garder ça pour moi et que je devais en parler à mes collègues et au juge des enfants aussi. Que ce qui se passait n'était pas normal et qu'elle n'était qu'une petite fille. Elle a juste relevé la tête « Je sais, tu sais». Oui elle savait ce que cela impliquait. Oh pas précisément, mais elle pressentait que cela risquait de changer fondamentalement sa vie.


Je l'ai raccompagnée chez elle ce jour là parce que c'était ce qu'il y avait à faire. Parce que la loi dit qu'il faut le faire. Parce que son intégrité physique n'était pas menacée.
Le père étant seul, pour une fois, j'ai longuement échangé avec lui, parlant de mes inquiétudes à voir sa fille perdre sa vivacité, lui demandant où il en était, comment il trouvait que les choses se passaient dans sa famille recomposée, dans leur nouvel environnement. Je n'ai rien dit sur ce que m'avait révélé courageuse Miss Papillon, pas encore. J'avais face à moi un homme désemparé qui sentait bien que cela dérapait et en impossibilité d'infléchir le cours des choses. Un homme totalement partagé entre sa compagne et sa fille. Un homme en grande souffrance. Ne jugez pas, rien n'est jamais si simple. Rien n'est jamais blanc ou noir. Dans ce monde là, tout est gris, infiniment nuancé de gris.

6 commentaires:

  1. Le ciel est bas ce matin. De lourds nuages chargés de pluie. Au loin le tonnerre. Le temps est à l'orage et au diapason de mon humeur après la lecture de ce récit. L'homme n'évolue décidément pas. Pour quelques personnes admirables, combien de cette "humanité" veule et grouillante. La bassesse est ce qui est le plus répandue.
    Tu soulèves un coin du voile sur ton passé. Dans un autre billet tu avais décrit ton ancien travail comme "« profession reconnue non productive mais vachement utile pour la société même si elle coûte cher parait-il ». Comment peut-on dire cela. Ma rage augmente cette fois-ci contre les néo-libéraux et autres contempteurs des services publics.
    Merci pour ce récit bouleversant. Je tremble dans l'attente de connaître la fin de l'histoire.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La société est ainsi...J'ai appris une chose cependant de toutes ces années : il y a les faits et il y a les personnes...derrière les faits inacceptables et condamnables, il y a des personnes qui peuvent être touchantes, oui.
      C'est comme ça que nous étions/sommes désignés "non productifs" ou aussi "générateurs de dépenses publiques"...
      Merci de ton commentaire, il me touche par sa force et l'émotion que j'y perçois.

      Supprimer
  2. Aux premiers mots je savais la suite. D'ancienne éduc à ancienne éduc...

    Encore que, certains métiers on peut les arrêter, mais on les porte toujours en nous je crois.

    Des bises...un peu étranglées.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Toi aussi... Oui, c'est exactement ça, on peut les arrêter mais on les porte en nous...
      Bises à toi :-)

      Supprimer
  3. Oui, tu avais un métier utile, mais usant de l'intérieur. Depuis qu'elle est repartie chez son père biologique, je n'ai cessé de penser à son beau-père, sur qui il n'y avait rien à découvrir. Lui a-t-on rendu sa fille ? Car la maman biologique, avant de mourir, lui avait confié. Sûrement parce qu'elle avait confiance en lui.
    Ce fameux lien du sang qui donne tous les droits en France.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je te répondrais sur le beau-père, mais pas tout de suite :-)

      Oui, la primauté des liens du sang...j'ai vraiment changé de point de vue avec les années. Une chose qui n'a pas changé pour moi : les liens du sang donnent certains droits juridiques, ils donnent avant tout des responsabilités et des devoirs. Un jour, il faudra réformer le droit à ce sujet...

      Supprimer