Dans
une situation comme celle-ci, une note (c'est le terme technique)
circonstanciée et détaillée est adressée au juge des enfants.
Avant, nous en avons parlé en équipe (chef de service, collègues,
psychologue) longuement. Écrire une note oui mais quelles
conclusions ? Continuer la mesure en cours ? Renforcer la
mesure éducative ? Demander le placement ? Placement en
urgence ou non ? La décision appartient au magistrat.
Je
reviens sur ce que je sentais depuis longtemps. Qu'est-ce que je n'ai
pas vu ? Qu'est-ce que je n'ai pas fait ? Étais-je trop
proche ? Ma collègue détaille de manière très clinique nos
interventions ainsi que les contacts pris avec l'assistante de
service social, la PMI (protection maternelle et infantile), l'école,
les écoles. Quelque part, cela me sort de ma spirale de doutes et
m'aide à regarder presque froidement ce que nous avons fait, mis en
place dans cet accompagnement.
L'éclairage
de la psychologue est important. Perverse narcissique, relations
toxiques, père sous influence, intégrité
psychique, construction identitaire, individuation... Autant de mots
et de concepts qui prennent tout leur sens et qui viennent légitimer
certains de mes ressentis. D'autres sont d'un autre registre,
n'appartiennent qu'à moi.
Après
une très longue réunion et beaucoup d'échanges, de doutes,
d'interrogations, notre chef de service a tranché. Demande
d'audience en urgence aux fins d'envisager de confier la mineure Miss
Papillon aux services de l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE). En
langage ordinaire, demande de placement en famille d'accueil.
La
note fait plusieurs pages. Chaque mot est important et nous nous attachons à
la précision des termes employés. Détailler les faits, les propos.
Pendant
que nous posons nos mots sur le clavier le téléphone sonne. Non, nous ne
voulons pas être dérangées. Prendre le message, rappeler plus
tard. La secrétaire insiste : c'est le service qui suit les
autres enfants, ceux de la compagne du père. Je crois que j'ai perdu
le peu de candeur qu'il me restait ce jour là en décrochant le
téléphone. Et j'ai découvert que je pouvais être d'un calme
effrayant, déconnectée de tout ce qui m'entourait sauf de ce que
j'avais à faire.
Miss
Papillon n'était, pour l'instant, « que » spectatrice
des turpitudes des adultes qui se dérouleraient (aucune preuve
matérielle, « juste » des mots d'enfants, des autres)
mais compte-tenu de l'histoire de la fille adolescente de « maman »
et de ce qu'elle avait subit, il fallait la sortir de là. Nul besoin
d'associer viol et pédophilie à son nom dans un dossier.
Miss
Courage n'avait pas trouvé les mots pour me parler de ça et je
n'avais pas su ou pu décrypter les fils ténus lancés.
Rendez-vous
est donné au père, pour lui lire la note envoyée au juge des
enfants. Parce qu'il est son père. Parce qu'il est seul détenteur
de l'autorité parentale. Parce qu'il a le droit de savoir. Parce
qu'il doit savoir. Pas venu.
Audience
quelques jours plus tard. Débat contradictoire et c'est bien normal.
D'abord le service éducatif. Le père est là, presque sans
réactions. Nie le volet sexuel et demande des preuves. Concède que
les relations entre sa compagne et sa fille sont compliquées. Dit
que Miss Papillon est devenue « difficile ». A cette
minute, il parait avoir choisit son camp. Il ne s'oppose pas à la
demande de placement. La chose est jugée. La décision nous parvient
dans la journée. « Confiée aux services de l'ASE...droits de
visite du père en lieu neutre et médiatisés ».
Pour
vous expliquer rapidement comment cela se passe habituellement, dès
que la décision de placement est effective, ce sont les services de
l'ASE qui prennent le relais. Notre service est automatiquement
déchargé de sa mission. Mais, en général, nous assurons la
transition, conjointement.
Le
père n'est pas venu au rendez-vous avec Miss Papillon pour la mise
en œuvre du placement. C'est ce que nous n'aimons pas : nous
allons devoir aller la chercher. Réunion inter-services en urgence.
Ce sera pour le lendemain, à l'école, sans préavis, pour éviter d'aller au domicile.
Nous savons, maintenant, que « maman » est capable de
violence et avec arme si besoin. Autant éviter la réquisition de la force publique. Vraiment pas besoin de ça.
« C'est
pour demain »... Je conduis en pilote automatique et rentre
chez moi. A un moment, je réalise où je suis. Je reprends pieds.
Là, au carrefour en face de moi, le centre commercial et son énorme
magasin de jouet. C'est plus fort que moi, je m'y arrête. Rayon
poupées. Je trouve une fée avec des ailes de papillon. Totalement
hors des clous, non professionnel. Je sais. Ça sera la première et
la dernière fois de ma carrière dans ce boulot.
Lendemain
matin, appel à la directrice. La pauvre ne s'y attendait vraiment
pas. Une petite école rurale, jamais elle n'a eu à gérer ça. Je
lui remettrai une copie de la décision du juge des enfants lorsque
nous y seront. La consigne absolue et non négociable : tant que
nous ne sommes pas là, n'en parler à personne à l'extérieur de
l'établissement.
Je
retrouve la collègue. Nous y allons à deux voitures. Je n'ai pas
oublié le rehausseur.
Traverser
la rue principale, pousser la porte et rencontrer la directrice. Il y
a une tristesse résignée dans son regard. Bienvenue dans notre monde Madame...
Entretien
dans le bureau, transmission de la copie du jugement, édulcorée des
détails. Ce qui compte c'est la fin du document, la décision. La
petite sœur est scolarisée en maternelle ici aussi. « On va
faire plus attention et surveiller ».
Elle
nous regarde, incertaine. Et maintenant ? La collègue de l'ASE
me regarde. Ok, à moi de gérer, je suis celle qui a le plus
d'expérience en la matière on dirait bien.
« Est-ce
que vous pouvez aller la chercher en classe s'il vous plait ? ».
La collègue me regarde : « tu veux qu'on procède
comment ? » N'a-t-elle donc pas compris ? Nous
n'allons pas procéder, Miss Papillon va donner le tempo, on va
accompagner, atténuer, avec le plus de délicatesse possible.
La
porte s'ouvre et Miss Papillon entre, regarde la directrice avec le
sourire, un peu interrogative. Puis elle me voit. Elle se fige, se
décompose, s'éteint. C'est à moi d'aller vers elle et de la
ramener doucement dans le présent. Je m'accroupis et on se regarde.
Pas de chichis, elle mérite mieux que ça. « Bonjour. Tu sais
pourquoi je suis là ». Bien sûr qu'elle sait. Elle se veut
courageuse et se redresse. « Je rentre plus à la maison ...»
On discute un peu et surtout je lui présente la collègue. Celle qui
désormais la verra, parlera avec elle, se baladera avec elle,
recevra ses confidences, travaillera à retisser du lien familial si
c'est possible. Passer le relais.
Il
va falloir y aller...mais pas sans dire au revoir à sa petite sœur,
si elle le souhaite et uniquement si elle le souhaite.
La
directrice va la chercher. Elle est si contente de voir « Pillon »
et rit. 3 ans et quelques pluies, encore un peu château branlant
parfois. Miss Papillon lui explique avec ses mots à elle qu'elle ne
va pas rentrer à la maison ce soir. La petite mini la regarde,
grave. Les digues cèdent et tout déborde. Elles se serrent dans les
bras et ne peuvent plus se lâcher. Elles se cramponnent l'une à
l'autre pour ne pas voler en éclats de trop pleurer. Surtout ne pas
intervenir. Leur laisser cet espace, ce moment. Accepter le chagrin
et juste être là.
Je
ne sais plus comment colmater mes digues. Elles tiennent mais fuient.
Même chose pour la directrice et la collègue. Un chagrin d'enfant
aussi profond et aussi désespéré, ça vous fissure le cœur. Oui,
même quand on est pro et aguerrie.
Là
encore, les ramener au présent. « Miss Papillon... ».
Elle se détache de sa sœur « tu es ma petite sœur et c'est
pour toujours ». Récupérer le cartable et le blouson. Dire au
revoir. Sortir de l'école. Miss est loin, partie dans ses pensées
et ne veut pas me regarder. Elle marche quelques pas derrière moi.
Quelques mots avec la collègue, on se suit. Elle monte dans sa
voiture, la mienne est plus loin.
Une
pression comme une aile, à peine. Elle glisse ses doigts dans ma
paume et niche sa main dans la mienne. Et là, on peut se regarder à
nouveau. Je te la donne ma main si tu veux, ne la lâche plus parce
que moi je ne veux plus te lâcher.
« C'est
pas sa faute tu sais ». Je la regarde dans le rétroviseur.
« Mon papa, c'est pas sa faute ». J'entends ce que tu dis
et je ne peux que te répondre que ça n'est pas la tienne en tous
cas et que tu es une petite Miss Papillon formidable et courageuse.
Que répondre à ça ? Ça n'est pas une question de « faute »
mais de choix et là encore, ça n'est pas si simple. Je vous
choque ? Désolée mais je ne jugerai pas ce père. Je m'y
refuse et je n'y arrive pas. A sa manière, en acceptant que sa fille
lui soit retirée, il la protège.
Si
je veux me regarder en face, je dois admettre que j'ai jugé cette
femme en revanche. Pas dans mes habitudes mais...Je ne l'ai jamais exprimé à voix haute mais
c'est là que je me suis dit que j'avais un potentiel de violence,
tapi loin loin au fond de moi. C'est la toute première fois que, dans ce cadre, je crois que j'aurais été capable
de frapper quelqu'un. Et c'est bien ce qui m'a fait peur ce jour là...
Nous
avons pu prendre un moment toutes les deux dans sa nouvelle chambre,
pour nous dire au revoir. J'ai pu lui dire combien elle était
importante et que même si les choses avaient été difficiles pour
elle, j'étais sacrément contente de l'avoir rencontrée. Je lui ai
donné la poupée et elle a rit « C'est toi Madame Frayer »...
« Serval, je m'appelle Serval ». Elle m'a serré dans ses
bras. Je ne l'avais pas vu venir. Elle m'a embrassée et m'a regardé
avec cette lumière qui était la sienne. Plus tout à fait la même,
plus grave, plus tamisée, mais c'était là encore.
Dire
au revoir pour de bon à la famille accueillante, à la collègue et
à Miss Papillon. Reprendre mon sac, ma sacoche et m'accrocher à mon
professionnalisme. Quelques pas. « Attends ! ». elle
se plante devant moi et me fait un « au revoir papillon »,
derniers bouts de doigts, derniers contacts, derniers regards.
Mes
digues ont rompu quelques kilomètres plus loin. Ça pleure pas une
éducatrice, non ça ne devrait pas. Pas les épaules pour tout ça.
Je peux pas supporter. J'ai pourtant continué à le faire ce boulot,
de longues années.
J'étais
et je reste encore à ce jour sûre que c'était la bonne chose à
faire, pour elle. Pas pour son père, cette femme, sa petite sœur et
les autres. Non, pour elle. Qu'elle puisse grandir et devenir une
jeune femme debout, peut-être, un jour.
Je
ne sais pas ce qu'elle est devenue. Les services sont tellement
cloisonnés. Elle est une grande ado maintenant. Je l'imagine gracile
et un peu gauche. Je l'espère lumineuse et apaisée, construite et
forte. Elle ne m'a jamais quittée. Je l'appelais Miss Papillon.
C'est toute la vie qui est là dedans. Et c'est pas facile, toute la vie.
RépondreSupprimerEt encore une fois, qu'est-ce que c'est bien écris Frayer.
Non, c'est pas facile...Merci :-)
SupprimerGorge nouée.
RépondreSupprimerJe suis sûre que cette poupée papillon ne l'a jamais quittée, comme un ange gardien, un papillon gardien, plutôt.
Je ne le saurai jamais...
SupprimerMerci La Chouette et bienvenue ;-)
oh oh one chouette par ici ? :) est ce bien la même chouette dont il s'agit ?
SupprimerLa météo n'est pas meilleure aujourd'hui. La fin est meilleure que celle que je redoutais. J'ai mis plusieurs années à me remettre de la lecture de "L'assommoir". Là au moins, il y a de l'espoir. Le courage est ce qu'il y a de moins répandu dans l'espèce humaine. Je refuse l'excuse de la condition sociale et/ou intellectuelle. Quand on a assez de cervelle pour "tromper son monde", on en a assez pour être capable de comprendre qu'un enfant c'est précieux. Seule la paresse et le manque de volonté (deux moteurs de la société humaine) peuvent expliquer ce type de comportement et c'est inexcusable.
RépondreSupprimerMerci pour ce beau récit sensible. Des piqures de rappel de ce type sont indispensables pour regarder d'un oeil plus objectif son propre quotidien.
C'est complexe et compliqué...cela n'empêche pas la colère et de condamner. Tant de facteurs conduisent à ces comportements. Cela ne peut pas se résumer à des questions de conditions intellectuelles et sociales. C'est tellement plus...
SupprimerPar exemple, la perversion (et là c'est bien un terme psychiatrique/pathologique) est un "mécanisme" très complexe. Cela n'excuse pas, cela donne certaines clefs pour comprendre.
Merci à toi :-)
quelques mouchoirs plus tard... ça fait peur de sentir cette violence en soi, reflet d'un sentiment d'impuissance, d'injutice...(pour moi en tout cas)
RépondreSupprimerTu sais, un jour j'ai croisé un jeune homme avec sa chérie, il m'a appelée par mon prénom, et d'un coup j'ai revu le gamin avec des yeux à vifs, me défiant d'aller vers lui.
Il était fiancé...et allait être papa.
Parfois la vie nous fait des cadeaux surprenants.
Une pensée pour les papillons...
Sous tes mots, tant de délicatesse et de justesse, merci :-)
SupprimerOui la vie est surprenante et je me dis que, peut-être, j'aurai un cadeau comme celui que tu as eu. Oh, pas Papillon mais un(e) autre petit elfe/troll/zébulon que j'ai pu accompagner sur un bout du chemin...qui sait.
cette petite fille est dans mes pensées depuis que j'ai lu ton récit.
RépondreSupprimerTu as su mettre cette vie en mots, évitant l'écueil du mélo et n'en conservant que l'émotion.
bravo mais pas seulement pour avoir su la raconter, aussi pour l'avoir vécue de cette façon. bises
Merci Venise, je suis touchée...bises à toi
SupprimerCe métier était sûrement riche, et tu étais plus qu'utile, d'une évidente nécessité pour Papillon et pour les autres sûrement. Mais si on veut le faire bien, il faut sans doute ne pas le faire trop longtemps. Sinon, on doit s'y perdre.
RépondreSupprimerJe te repose ma question : et le beau-père ? Si j'ai bien compris, c'est à cause d'accusations non fondées du père et de la belle-mère qu'on lui avait pris sa petite miss Papillon. A-t-il eu une chance de renouer avec elle ?
Disons que les accusations ont servi de déclencheur mais à terme, la loi est ainsi en France, elle serait de toute façon retournée chez son père. Quand au beau-père, il appelait de temps en temps pour avoir des nouvelles, savoir. Puis, il y a eu le silence pendant un bon moment. Nous n'arrivions pas à organiser de visites, le père s'y opposait. Une ou deux semaines après le placement (qu'il ignorait), il m'a à nouveau appelée. Il voulait voir Papillon et il voulait que les sœurs puissent se voir. Il a été secoué par la nouvelle du placement et soulagé à la fois. Je lui ai donné les coordonnées du service et le nom de la collègue. Je sais qu'il a pris contact et qu'il a bataillé pour avoir certains droits. l'ASE pensait mettre ça en place. Je ne connais pas la suite...
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