Lorsque
je l'ai rencontrée la première fois, elle avait à peine cinq ans.
Elle vivait chez son beau-père à qui elle avait été confiée
après la mort de sa mère quelques années plus tôt. Il y avait
aussi une petite sœur, née du mariage de cet homme qu'elle appelait
« Papa » avec sa maman. Une vie simple mais si
chaleureuse.
Elle
savait bien pourquoi je venais, elle en avait vu d'autres avant moi.
Depuis d'aussi loin qu'elle s'en souvienne et même avant. Petit
gabarit, fine avec de grands yeux. Une grâce rare comme j'ai pu en voir
chez certains enfants. Quelque chose qui ne se décrit pas.
Paradoxalement, je ne me souviens pas de la couleur de ses yeux ou
d'autres détails.
Elle
m'observait pendant les salutations d'usages entre adultes, debout
derrière une chaise dont le dossier ne me laissait voir que des
bouts d'elle. Je me rappelle avoir posé ma sacoche rouge, être allée
la voir et m'être penchée. Ses yeux dans les miens et quelque chose
d'interrogateur, une attente.
Lorsque
j'allais dans les familles, je ne faisais que très rarement la bise
aux enfants, sauf lorsque vraiment ils me connaissaient très bien ou
qu'ils y tenaient absolument. Après tout, j'étais « l'éducatrice,
« la dame », « le service éducatif » mais je
n'étais pas de la famille. Je considère que faire la bise à un
enfant est quelque chose de personnel, d'intime presque.
Sinon,
le rituel était toujours le même « alors, comment on se dit
bonjour ? », parce que oui se dire bonjour est important
(au revoir aussi d'ailleurs). Serrer la main, faire un coucou de
loin, juste se dire bonjour ou alors mon petit truc à moi, ma
manière de leur dire bonjour, le « bonjour papillon ».
Elle a eu l'air étonnée, elle n'avait jamais entendu ça ! Ok
pour le bonjour papillon. Je lui montre avec un clin d’œil, on agite
nos doigts en s'effleurant à peine. Elle m'a alors laissé voir sa
lumière et son sourire a irradié. Le mien n'a pu que lui faire
miroir. Je suis devenue « Madame Papillon ». Cela a été
notre rituel pendant plus de trois ans.
Au
début, les choses tournaient bien. Elle allait chez son père, son
« papa aussi », certains week-ends, une partie des
vacances. Les relations entre les deux hommes étaient tout à fait
correctes sans être cordiales mais cela fonctionnait.
J'ai
rencontré la belle-mère de Miss Papillon quelques mois plus tard.
Après une vie vraiment difficile et après avoir été plus que
malmené, son père avait rencontré cette femme. Il s'était
stabilisé dans un boulot, avait un logement fixe, s'accrochait avec
beaucoup de sérieux à son suivi en service d'alcoologie. Une petite
fille était née.
Une
maîtresse femme, imposante, déterminée, absolue. Une femme qui
connaissait par cœur les services sociaux pour avoir déjà
plusieurs enfants accueillis dans d'autres structures. Un discours
conforme, rassurant dans sa forme. Tout se passait bien quand la
petite venait. Elle adorait sa sœur. Elle faisait ce qu'on lui
demandait et avait une personnalité facile même si parfois il y
avait besoin de rappeler le cadre. Elle savait bien que la petite
avait perdu sa mère et elle n'était pas là pour la remplacer.
OK.
Je suis repartie en me disant qu'il y aurait certainement à ouvrir
davantage le dialogue parce que cette conformité était beaucoup
trop...conforme.
Je
rencontrais Miss Papillon chez son beau-père après l'école ou chez
son père certains mercredis. Régulièrement on allait prendre un
goûter juste elle et moi, ou nous balader au parc, discuter. On est
allées à la pizzeria et même au restaurant chinois.
Et
puis un jour, je ne sais pas. Je suis ressortie de l'entretien avec
son père et sa belle-mère avec une impression bizarre. Lorsque j'en
ai parlé en équipe je n'ai pu que dire « ça pue » en
posant mon doigt sur mon nez. Ça pue...aucun élément tangible,
rien de concret mais cette sensation qui fait dresser les antennes et
qui accroît la vigilance. Ça pue.
Je
vous passe les détails mais un lundi, des mois plus tard, en
arrivant au bureau, j'ai appris qu'elle était chez son père et
qu'il refusait de la raccompagner chez son beau-père. Allers-retours
entre les deux domiciles pour essayer de comprendre, note au
magistrat, audience. Les mots violence, maltraitance et attouchements
sexuels ont été prononcés. Le beau-père tombait totalement des
nues et se retrouvait accusé sans comprendre. Par sécurité, le
magistrat a décidé de l'installation de Miss Papillon chez son père
et sa belle-mère. L'enquête de la brigade des mineurs et les
examens médicaux n'ont absolument rien révélés. Il n'y avait rien
à révéler.
J'ai
continué mon travail. La sensation de malaise a tourné à la
franche inquiétude mais je, nous (l'équipe), n'avions rien de précis. Elle a
commencé à l'appeler « Maman » mais « parce
qu'elle me l'a demandé vous savez Madame Frayer, c'est la petite qui
a voulu ».
J'avais
de plus en plus de mal à organiser nos petits tête à tête.
Quelque chose ne tournait décidément pas rond.
Ce jour là, nous
avons parlé de manière grave et sérieuse Miss Papillon et moi. Je
lui ai expliqué que s'il y avait des choses difficiles dans sa vie,
ma place, mon rôle c'était à ses côtés, pour elle. Je lui ai
demandé si elle était OK pour me faire une promesse et que j'en
faisais une aussi. Alors oui, elle a promis que si elle avait des
choses à me dire, même difficiles, même si elle avait fait des
bêtises, elle m'en parlerait. Ma promesse a été de toujours
l'écouter et de ne pas me fâcher, jamais.
Ils
ont déménagés dans une maison isolée en campagne. Troisième
changement d'école en 18 mois pour Miss Papillon.
Je
voyais la lumière s'éteindre au fil des mois et je ne savais
comment mettre des mots et des faits sur ce que je percevais. Une collègue est venue travailler avec moi dans la famille
pour croiser les regards. Peut-être étais-je trop proche de la
fillette ? Peut-être y avait-il besoin d'un regard distancié ?
Et
puis un jour, j'ai eu à passer au bureau avec elle car j'avais
oublié quelque chose dont j'avais besoin, pour après. Elle était
assise sur mon fauteuil, très calme, pendant que je farfouillais
dans mes étagères. Elle n'a pas parlé bien fort mais je l'ai
entendue comme si elle avait hurlé. « Madame Frayer, j'ai
quelque chose à te dire. ». Je me suis assise et j'ai écouté.
J'ai écouté une petite fille pleine de possibles et de promesses me
dire qu'elle était vilaine parce qu'elle ne faisait pas tout ce
qu'on lui disait de faire, qu'elle était vilaine parce que quand
elle n'avait plus faim elle devait quand même finir son assiette
quitte à ce que ce soit froid et au petit déjeuner, qu'elle était
vilaine et qu'elle méritait de copier 200 fois « je suis
méchante quand je n'obéis pas à maman », qu'elle était
vilaine parce qu'elle n'arrivait pas à oublier Papa (son beau-père),
qu'elle était vilaine parce qu'elle ne faisait pas de câlins à
« maman » quand elle lui en demandait et qu'elle n'aimait
pas beaucoup quand les autres enfants de « maman »
venaient à la maison. Il y avait aussi d'autres choses sur le
comportement des fils de « maman » quand ils venaient et
« leur zizi tout dur le matin au déjeuner» et qu'elle
n'aimait pas voir, sur son père qui ne prenait pas sa défense, sur
le ménage à faire, les chambres à ranger...
Elle
osait à peine me regarder et parlais de plus en plus bas, honteuse
d'être si méchante et si vilaine. « papa ne va plus m'aimer
si je suis aussi vilaine. J'essaye de plus faire de bêtise tu sais
Madame Frayer...mais je suis trop méchante. C'est pas sa faute à
Papa ».
Je lui avais promis de ne pas me mettre en colère et
quelque part j'ai faillit. Ça a déferlé, une qui fait trembler, à
tout casser, contre cette femme « maman ». La seule image
qui me vient quand j'y pense aujourd'hui, toutes ces années après,
c'est la sculpture monumentale de Louise Bourgeois, cette araignée
énorme appelée par sa créatrice « Maman ».
Petite
Miss Papillon l'a senti. « Tu m'en veux ? » .
J'ai pu lui répondre en toute sincérité que non et elle m'a crue.
Je
lui ai expliqué que je ne pouvais pas garder ça pour moi et que je
devais en parler à mes collègues et au juge des enfants aussi. Que
ce qui se passait n'était pas normal et qu'elle n'était qu'une
petite fille. Elle a juste relevé la tête « Je sais, tu
sais». Oui elle savait ce que cela impliquait. Oh pas précisément,
mais elle pressentait que cela risquait de changer fondamentalement
sa vie.
Je
l'ai raccompagnée chez elle ce jour là parce que c'était ce qu'il
y avait à faire. Parce que la loi dit qu'il faut le faire. Parce que
son intégrité physique n'était pas menacée.
Le
père étant seul, pour une fois, j'ai longuement échangé avec lui,
parlant de mes inquiétudes à voir sa fille perdre sa vivacité, lui
demandant où il en était, comment il trouvait que les choses se
passaient dans sa famille recomposée, dans leur nouvel
environnement. Je n'ai rien dit sur ce que m'avait révélé courageuse
Miss Papillon, pas encore. J'avais face à moi un homme désemparé
qui sentait bien que cela dérapait et en impossibilité d'infléchir
le cours des choses. Un homme totalement partagé entre sa compagne
et sa fille. Un homme en grande souffrance. Ne jugez pas, rien n'est
jamais si simple. Rien n'est jamais blanc ou noir. Dans ce monde là,
tout est gris, infiniment nuancé de gris.
Le ciel est bas ce matin. De lourds nuages chargés de pluie. Au loin le tonnerre. Le temps est à l'orage et au diapason de mon humeur après la lecture de ce récit. L'homme n'évolue décidément pas. Pour quelques personnes admirables, combien de cette "humanité" veule et grouillante. La bassesse est ce qui est le plus répandue.
RépondreSupprimerTu soulèves un coin du voile sur ton passé. Dans un autre billet tu avais décrit ton ancien travail comme "« profession reconnue non productive mais vachement utile pour la société même si elle coûte cher parait-il ». Comment peut-on dire cela. Ma rage augmente cette fois-ci contre les néo-libéraux et autres contempteurs des services publics.
Merci pour ce récit bouleversant. Je tremble dans l'attente de connaître la fin de l'histoire.
La société est ainsi...J'ai appris une chose cependant de toutes ces années : il y a les faits et il y a les personnes...derrière les faits inacceptables et condamnables, il y a des personnes qui peuvent être touchantes, oui.
SupprimerC'est comme ça que nous étions/sommes désignés "non productifs" ou aussi "générateurs de dépenses publiques"...
Merci de ton commentaire, il me touche par sa force et l'émotion que j'y perçois.
Aux premiers mots je savais la suite. D'ancienne éduc à ancienne éduc...
RépondreSupprimerEncore que, certains métiers on peut les arrêter, mais on les porte toujours en nous je crois.
Des bises...un peu étranglées.
Toi aussi... Oui, c'est exactement ça, on peut les arrêter mais on les porte en nous...
SupprimerBises à toi :-)
Oui, tu avais un métier utile, mais usant de l'intérieur. Depuis qu'elle est repartie chez son père biologique, je n'ai cessé de penser à son beau-père, sur qui il n'y avait rien à découvrir. Lui a-t-on rendu sa fille ? Car la maman biologique, avant de mourir, lui avait confié. Sûrement parce qu'elle avait confiance en lui.
RépondreSupprimerCe fameux lien du sang qui donne tous les droits en France.
Je te répondrais sur le beau-père, mais pas tout de suite :-)
SupprimerOui, la primauté des liens du sang...j'ai vraiment changé de point de vue avec les années. Une chose qui n'a pas changé pour moi : les liens du sang donnent certains droits juridiques, ils donnent avant tout des responsabilités et des devoirs. Un jour, il faudra réformer le droit à ce sujet...