lundi 24 février 2014

Parts de Vous : Lactimelle

D'habitude, c'est assez facile pour moi de présenter les textes que vous m'envoyez. L'émotion que j'ai ressentie à la découverte de ces mots a été énorme. Merci à elle de sa confiance. Là, j'ai juste envie de faire silence et de laisser toute la place aux mots de Lactimelle. Parce qu'elle sait si bien écrire, parce qu'elle a accepté de livrer une part d'elle fondamentale, parce qu'il faut parfois savoir se taire et parfois surtout ne pas se taire. Et aujourd'hui, elle nous parle. Alors écoutons-là...

Je ne sais pas commencer ce texte. Dix minutes que j’y réfléchis. Pour une petite tranche de vie d’une heure. Dont j’ai mis dix ans à parler. D’habitude, écrire, c’est naturel, mais écrire sur un bref moment qu’on a tu si longtemps, c’est moins évident. Je dirais que j’ai toujours eu de la chance. Y compris ce jour-là. Un lundi de février 2002. J’avais 20 ans. Je vivais au pays des Bisounours. Comme je viens de l’évoquer, j’ai toujours eu de la chance. J’ai grandi dans des conditions privilégiées dans un joli appartement d’un joli quartier à Paris, au sein d’une famille unie avec des parents qui me gâtaient et deux très grands frères qui cajolaient leur « petite sœur ». Je ne dirais pas que je n’ai jamais vu la couleur d’une difficulté dans ma famille, mais dans l’ensemble, c’était plutôt l’arc-en-ciel.

Donc pour moi, la vie, c’était ça : un gentil papa, une gentille maman, et des gentils enfants.  Et ma vie affective, ce serait cela aussi. Un jour, à la fin de mes études ou pendant, j’allais croiser un  gentil garçon, il m’offrirait des fleurs et m’emmènerait au restaurant et puis on se marierait et là on dormirait dans le même lit et on aurait des enfants. Je n’ai jamais eu d’autre discours que celui-là. Oui, je viens en plus d’une famille catholique (et je le vis bien). A 18 ans, j’ai eu mon premier flirt, je trouvais ça bizarre cette langue qui n’arrêtait pas de fouiller partout dans ma bouche sans jamais ressortir. A 19 ans, j’ai eu mon 2ème flirt et j’ai simplement compris que l’autre garçon n’était pas un as du french kiss. Et puis il y a eu C. J’avais rencontré C à l’aumônerie de l’université. C me faisait rire et semblait s’intéresser à moi. Mais j’étais un peu hésitante, pas tout à fait guérie de la désillusion d’avec Flirt N°2. C. le sentant sans doute a pris ses distances quelques semaines, puis, me sentant plus réceptive, un lundi, il m’a amenée dans sa studette d’étudiant. J’étais très innocente. Je pensais qu’on allait bosser et que peut-être, il me ferait un bisou. Je ne pensais pas à mal d’autant que j’étais déjà allée chez nombre de copains sans aucune ambiguïté. Y compris chez N°2.

Seulement, C. n’avait pas l’intention de travailler. Il m’a fait asseoir sur le lit vu qu’il n’avait qu’une chaise, on a sans doute discuté 5 minutes et puis il a pris le prétexte d’un truc à me montrer sur un bouquin pour s’asseoir à côté. Là, le bisou est arrivé, ça paraissait romantique, comme j’en rêvais. Et puis il s’est levé pour mettre un CD sur sa mini-chaîne hi-fi, et il est revenu faire des bisous. On s’est retrouvés allongés, et puis il a commencé à caresser l’intérieur de mes cuisses. Je sais, à 20 ans, pour la plupart des gens, ça paraîtra risible de se formaliser de ça. Et surtout que ça n’ait pas eu lieu avant. Mais à l’époque, on n’avait pas YouPorn, juste Playboy et Canal+, et le coût du minitel rose était assez dissuasif pour que les ados n’aillent pas s’en inspirer pour leurs ébats. Alors ces caresses, je trouve ça bizarre. Encore plus quand il met une autre main sous mon t-shirt. Et puis remonte sur mon entrejambe. Je ne suis pas préparée à ça. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je crois que je rabaisse le t-shirt et qu’il revient à la charge. Qu’il lèche ma poitrine avec sa barbe naissante. Qu’il a toujours la main qui « caresse » mon entrejambe à travers le pantalon. Et là je reste totalement interdite. En mode pantin. Je ne peux plus réagir. Je sais que ça ne va pas. Que je ne veux pas ça. A un moment, il me dit que si on ne continue pas, c’est que je ne l’aime pas. Ce sont les seules paroles dont je me souviens. Ou que si je l’aime, c’est normal de continuer. Je ne sais plus. C’est si incongru, ce verbe aimer, en cet instant. Comme si on aimait un homme au bout d’un bisou. Comme si on pouvait aimer un homme qui ne se préoccupe pas de notre volonté ou pas de subir ses caresses. Et moi, je suis là, ou plutôt je n’y suis plus parce que je suis tétanisée. Et puis ça s’arrête, il se relève sans que je comprenne ce qui se passe ni pourquoi. Et je réalise que je suis en train de pleurer à grosses larmes. Et que ça l’a freiné. J’ai eu de la chance. Enfin sur le coup je ne le réalise pas. Aujourd’hui oui. D’autres filles plus jeunes ou plus âgées n’ont pas cette chance. Parce qu’elles sont trop pétrifiées pour que leur corps réagisse, même par les larmes. Ou parce qu’elles sont face à un homme que cela n’arrête pas. Moi, j’ai gardé mes vêtements. Mon T-Shirt était relevé, c’est « tout ». Je me suis rassise, C. qui s’était levé a réapparu avec un gant d’eau froide, il a dû dire des choses, j’ignore totalement quoi, je me souviens juste m’être retrouvée face à lui sur le trottoir devant sa studette, que je me suis excusée (oui, je me sentais coupable vis-à-vis de lui, de quoi je ne sais pas mais c’était de ma faute) et qu’il a pris congé et est retourné à la fac. Moi, j’ai pris le métro pour rentrer dans ma famille. Je sais que je lui ai écrit ce soir-là. Parce que je n’étais pas révoltée. Je pensais que c’était juste un malentendu et qu’il allait de nouveau me faire rire après ma lettre. Le lendemain je lui ai donné. J’ignore s’il l’a lue ou non. Mais il ne m’a plus fait rire. Au contraire, il a eu des piques méchantes tout le reste de l’année. Entre temps, j’avais compris que je n’aurais pas dû m’excuser. J’ai eu quelques insomnies. Et puis j’ai enfoui ça dans un coin très retiré de ma tête. Après tout, j’avais eu de la chance.

Je n’ai jamais dit un seul mot à ce sujet à une seule personne. Jusqu’à mes trente ans. Pourquoi 10 ans plutôt que 7 ou 15, je ne le saurais jamais. Toujours est-il qu’un mois après mes 30 ans, j’ai repensé à cet épisode à 2-3 reprises. Et quelques jours plus tard, j’ai vu au cinéma un (mauvais) film qui a ravivé plus fortement ce souvenir. Je ne suis restée jusqu’au bout que parce que je ne voulais pas gâcher le film pour le copain avec qui je l’ai vu. Le lendemain, j’ai vomi deux fois. J’aime à penser que j’ai vomi C. et qu’ensuite j’ai évacué hors de moi ce truc que je n’aurais pas dû y enfouir. C’est cette semaine-là que pour la première fois, j’ai pu en parler à une personne de confiance. Que j’ai pu employer le mot d’attouchements. Et (re)découvrir le plaisir d’une caresse. Aujourd’hui, C. est un mauvais souvenir. Il m’a fait sortir du monde des Bisounours. J’ai eu la chance qu’il ne me viole pas. J’ai eu aussi la chance de vite comprendre que je ne devais pas m’en vouloir. J’étais simplement trop innocente, je n’ai pas cherché ce qui est arrivé. Je vous le partage parce que je suis certaine de ne pas être seule dans ce cas. A m’être tue. A avoir un temps cru en ma responsabilité. A me dire qu’au fond ça n’était rien. Et en fait, c’est important, je comprends aussi aujourd’hui que la surprise ou la peur peuvent pétrifier une personne non consentante, et surtout que ce qui est important doit être dit. Toujours. Sans exception. Et entendu.

Merci à Frayer de m’avoir ouvert sa page.

6 commentaires:

  1. Merci à toi de nous confier ce passage bien douloureux. J'imagine comme cela a du être difficile de sortir les mots, les maux, et de raconter ...

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    1. Le plus difficile a été de m'avouer à moi-même ma blessure et d'en parler la première fois. Là j'ai voulu aussi écrire pour tourner cette page. Et pour que d'autres ne l'ouvrent pas.

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  2. Texte très fort et qui démontre bien qu'abuser de la naïveté, de la pureté d'autrui est un véritable viol qui peut avoir des conséquences énormes. Il n'y a pas assez de textes comme ça.
    L'amour n'est pas (que) le sexe et le sexe n'est pas l'amour.
    Merci pour ce témoignage d'une force et d'une justesse impressionnantes ..

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    1. Hélas, tout ce qui dans une relation va contre le respect de la personne laisse des séquelles. Surtout pour ceux et celles qui vivent des formes d'agression bien pires. J'ai conscience d'être bien plus chanceuse que de nombreux autres.

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  3. Merci Lactimelle, et merci Frayer.

    A 16 ans, le même genre de chose pour moi. C'est déjà ma deuxième agression sexuelle. La première, tragique : des attouchements incestueux quelques mois plus tôt. Et puis encore une agression sexuelle après, et encore deux agressions non sexuelles ensuite (dont une tentative d'étranglement), le tout en sept ou huit ans.

    Dans le lot, une plainte classée sans suite pour "motif insuffisant", enregistrée par un policier soupçonneux qui me met sur le grill.

    Alléluia, c'est tout ce que mon alcoolisme de l'époque laisse remonter à ma mémoire. J'ai oublié les autres horreurs et détraquages divers.

    30 ans après : une sexualité détruite, inexistante, morte tuée dans l'oeuf ; Un mariage voué à l'échec et détruit ; une dizaine de tentatives de suicide au compteur, une atroce dépression pendant 10 ans, et maintenant un cancer réputé incurable.

    Et aussi : des milliers et des milliers d'euros NON REMBOURSES, au moins cinq thérapies (déjà près de 5000 € pour la dernière, celle qui va peut-être enfin me sauver), des CENTAINES d'heures à parler, pleurer, ressasser sur le divan, pour tenter survivre à cet enfer.

    Mais je suis encore là.
    JE NE LÂCHERAI JAMAIS.

    Toute mon affection et ma compassion à celles qui sont passées par là... Je pleure avec vous et je vous serre dans mes bras.

    Louise

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    1. Votre témoignage est saisissant, et votre combat pour faire triompher la vie malgré tout l'est encore plus. Je ne sais que dire sauf vous remercier de ce que vous partagez ici.

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