C'est
une phrase que j'ai souvent entendu et à laquelle je croyais dur
comme fer, il y a si longtemps. Vous savez, ces phrases toutes
faites, oublieuses du contexte et de l'humain auquel elles sont
destinées « quand on veut on peut » ou « avec un
peu de volonté tout est possible »... Vous les avez entendu,
prononcé, pensé. Moi aussi, encore parfois je me les adresse comme
autant de coups de pieds au séant pour me remuer, en général sans
grands effets.
Parce
que s'il suffisait à chacun de vouloir pour pouvoir, ça se
saurait...
Nous
ne sommes pas nés égaux. Oh bien sûr, nous naissons égaux en
droit, égaux devant la loi et heureusement. Mais nous ne naissons
pas égaux devant la vie. Et ça change tout. Je ne crois pas à la
prédestination et à la fatalité. Mais je ne crois plus non plus à
« il suffit de vouloir pour pouvoir ».
Au
tout début de mon travail auprès des familles, je buttais face à
des situations qui sur le papier auraient dû se résoudre
facilement : les moyens étaient mis en place, les
accompagnements spécifiques pris en charge, les partenariats bien
coordonnés. Et puis, cela calanchait. Mais bon sang Kevin ! Tu
as des capacités, ton inscription en apprentissage est faite, on
t'a aidé à trouver un patron et on a même réussit à décrocher
une aide financière mensuelle pour te payer tes transports et ton
hébergement. Bon sang, tu fiches tout en l'air, qu'est-ce qui
t'arrive ?!
Je
pestais, fulminais, m'arrachais les cheveux et me demandais ce qui
n'allait pas avec Kevin (et ce que je faisais de travers...). Et
puis un de mes collègues auprès de qui je me répandais en
lamentations sur ce Kevin de malheur qui
nevoulaitpasêtreungentilcassocialquisensort m'a demandé ce que je
connaissais de l'histoire de Kevin et de celle de sa famille. « Quel
rapport ? ». Il est venu avec moi travailler auprès de
cette famille ce bougre d'homme et grâce à lui, j'ai compris.
Kevin,
second d'une famille de 5 enfants ; mère au foyer car s'occuper
de cinq c'est un boulot à temps plein et puis elle « n'est pas
allée loin à l'école, j'étais pas bien bonne et il y avait du
travail pour qui voulait », père tâcheron dans le bâtiment
comme on dit. Il fait autant d'heures que possibles et parfois fait
« du noir » le samedi. La sœur aînée de Kevin,
Priscillia, habite avec son copain dans la même ville, pas loin et
est mère d'un petit garçon, enceinte du deuxième. Elle a à peine
vingt ans. Son compagnon est routier à l’international, « c'est
une bonne place madame Frayer, elle a trouvé quelqu'un de bien ».
Elle a arrêté son apprentissage « service aux personnes »,
s'occupe de sa petite famille et fait quelques ménages.
Des
trois autres frères et sœurs : le petit frère est interne à
l'IME distant d'une trentaine de kms et les deux petites sœurs sont
scolarisées en primaire. Les apprentissages ne sont pas toujours
évidents mais avec l'aide du RASED et la prise en charge en
orthophonie au CMPP voisin, ça se passe bien.
Kevin
sort avec les copains, a trafiqué son scooter et plait aux filles
avec son sourire à la Clark Gable. Kevin fait parfois loulou des
bacs à sable mais c'est un gamin au grand cœur. Il rentre à
l'heure, va chercher parfois ses sœurs à l'école ou porte les
packs d'eau. Il aide aux devoirs des petites quand sa mère trouve ça
trop compliqué. Il a passé son brevet et l'a bien réussi. Il veut
faire, nous dit-il, un apprentissage en mécanique. Il aime ça la
mécanique. D'ailleurs, il bricole son scooter ou la voiture avec son
père quand ce dernier est là. Il répare aussi le lave vaisselle
quand il tombe en rade.
Alors
qu'est-ce qui fait que ce début d'année est un tel désastre ?
Il arrive en retard chez son patron, ses notes sont une catastrophe
et il répond en plus ! Vous me direz que Kevin est un ado et
que c'est l'apanage des ados. Sauf que la transformation est brutale.
Quelque chose coince. Ses parents ne comprennent pas. Son père a
même pris un après-midi pour être là lors d'un rendez-vous au
domicile. C'est dire ! Jamais jusqu'à Kevin il y avait eu
d'enfant qui aille aussi loin dans ses études. Chez les Nousautres,
l'école c'est pas trop leur truc. C'est le père qui le dit et sa
femme est d'accord : chez elle, il n'y a que des filles alors
c'est pas pareil. Elles ont toutes trouvées de bons maris donc
l'école c'était moins important et puis, de toute façon, elle
n'était pas bien bonne en classe. Elle est très fière de la
réussite de Kevin et nous le redit. Son mari hoche la tête sans
rien ajouter de plus. C'est un taiseux. Kevin n'en décroche pas une.
Il
nous a fallu le temps d'une année scolaire, l'expérience de mon
collègue, sa persuasion et un patron bien patient pour que la
situation se débloque. Car vous voyez, Kevin avait très envie de
devenir mécanicien et de poursuivre ses études. Mais il était
freiné, sans le savoir, par ses loyautés à sa famille. D'une part,
il secondait sa mère et était l'homme de la maison en l'absence de
son père qui partait tôt et rentrait tard. D'autre part, il aidait
les petites avec leurs devoirs et c'était important pour lui
qu'elles aient leur chance. Il y avait aussi le fait que s'il
continuait ses études alors il « dépasserait » son père
et aurait l'impression de lui être déloyal. Enfin, il avait
l'impression d'avoir une pression énorme sur les épaules et qu'il
devait réussir. Or, il ne pensait pas être assez intelligent pour
ça.
Kevin
a fini par poursuivre et réussir son apprentissage mais il en a
fallu de l'accompagnement et des discussions pour comprendre et
l'aider à faire avec. Ça n'était pas juste une question de
volonté. Ce qui le portait et l'aidait à grandit le retenait aussi.
Parce
que Kevin est inscrit dans une lignée, dans une famille et dans une
histoire. Et que les liens sont aussi faits de loyautés, de freins,
de responsabilités données, prises ou imposées. De rejets et de
fusion. De valeurs et d'idées reçues ou transmises. De secrets de
famille et de traditions. De carences et d'affects. Cela peut être
une force et/ou une fragilité.
Ce
que Kevin est finalement parvenu à faire, porté et soutenu par sa
famille et les différents services, Christopher n'y est jamais
arrivé. Il était issu d'une famille moins présente et a glissé
dans la petite délinquance. Dylan aurait bien aimé mais c'était
trop dur...
Chacun
et chacune a fait face comme il/elle pouvait. Il y a des têtes de
mules, des pas finfins, des écorchés vifs, des inhibés, des
gentils et des crétins finis. Pour certains, affronter un entretien
pour un apprentissage relève d'un exploit olympique alors que pour
d'autres c'est une simple formalité. Certaines représentations ou
étiquettes sont tellement ancrées profond qu'il est difficile de
les faire céder. Combien de fois j'ai entendu « mais c'est pas
pour nous ça madame Frayer » alors que nous parlions
formation, études ou même déménagement dans une ville plus
importante.
Bien
sûr que certain(e)s s'en sortent rien que par volonté obstinée et
absolue. Et d'autres se laissent aller par paresse pure (oui, il y
en a aussi). Mais ce sont les extrêmes...
La
volonté ne fait pas tout. Loin de là. Parce que nous avons tous
une histoire et une famille que nous portons en nous et que cela nous
affecte, nous porte, nous plombe, nous stimule, qu'on le veuille ou
non. Cela ne doit pas servir d'excuse mais cela ne peut pas non plus être écarté d'un revers de main comme un élément négligeable.
Ça
nous concerne tous, ne croyez pas y avoir échappé vous savez !
Edit 17 juin 2018 : une bouée n'est efficace et ne fait office que lorsqu'elle flotte...
Edit 17 juin 2018 : une bouée n'est efficace et ne fait office que lorsqu'elle flotte...
PS
1 :
Et
si vous pensez que ce que je viens de vous raconter est caricatural,
je reprécise : je ne parle que de ce que je connais et de ce à
quoi j'ai été confrontée... C'était dans le début des années
2000 et quand j'ai quitté mon poste une dizaine d'années plus tard,
Il y avait toujours des Nousautres, des Kevin, Christopher, Dylan et
Brenda... et pas mal de Justin et d'Angela.
PS
2 :
IME :
Institut Médico-Educatif (structure accueillant des enfants avec des
déficiences légères à moyennes)
RASED :
Réseau d'Aide Spécialisé aux Elèves en Difficultés (s'applique
pour les enfants en primaire)
CMPP :
Centre Médico Psycho Pédagogique (centre regroupant un certain
nombre de professionnels (médecins, pédopsychiatres,
psychomotriciens, orthophonistes, psychologues, infirmiers, etc...)
afin d'aider les enfants en difficultés)
Combien c'est vrai tout ça, et combien cela concerne tout le monde, le poids de la famille, de l'éducation, de l'histoire unique de chacun, la FAMILLE.... et ce n'est pas une histoire de classe sociale...
RépondreSupprimerMerci une fois de plus de mettre des mots sur mon ressenti
Je me trouve aussi au coeur de ces questions là, vient le temps des choix, des orientations, des voies à prendre et celles à laisser (plus pour moi mais pour les enfants) . C'est dur cette période, renoncer à des rêves, sortir de l'enfance et du monde de possibles, affronter la réalité, la vraie vie, devenir adulte.
Merci pour ton commentaire :-)
SupprimerAffronter la vraie vie et devenir adulte, est-ce renoncer à ses rêves pour autant? Une chose est sûre : il y a des choix à faire et parfois ils sont difficiles, pour plein de raisons
bien triste constat d'une non moins triste réalité. Mes recherches en généalogie, mes lectures - tout particulièrement cauchoise via Maupassant- me font penser que ce retour au 19 éme siècle s'affirme !!! Quel recul sociétal .
RépondreSupprimerBel article , merci
Oui, il y a recul sociétal mais je crois profondément aux mains qui se tendent... Je veux dire par là qu'il n'y a pas de fatalité inéluctable (mais bon, je suis un peu bisounours parfois)
SupprimerMerci pour ton commentaire! :-)
J'aime toujours autant ce que tu écris. Bien écrit, mais surtout tellement vrai.
RépondreSupprimerBravo !
Calamity Sophie
Merci pour ton commentaire! ;-)
SupprimerC'est si vrai et ça ne vaut pas que pour les familles en difficulté sociale et financière, ça vaut pour des personnes avec bien plus de clefs en main, et qui n'y parviennent pas non plus. Merci de le dire.
RépondreSupprimerMerci de ton commentaire :-)
SupprimerJe suis d'une famille où, au niveau de ma génération, on a été 3 à avoir le BAc. Et je suis le seul à avoir été beaucoup plus loin. La peur de ma mère a toujours été que je les méprise. Elle me l'a dit encore récemment quand je lui ai parlé de la MENSA. Il faut dire qu'elle a eu une collègue de bureau qui a vu son fils ne plus venir la voir quand il a été reçu à l'ENA. Mais cela n'a rien à voir avec ses études mais c'est parce que c'est un con d'énarque. Il n'en reste pas moins que cela peut être un handicap comme, par exemple, le refus de mes parents de me faire sauter des classes.
RépondreSupprimerTu résumes si bien les choses... les liens familiaux sont complexes.
SupprimerMaintenant, la question de faire sauter des classes peut être lié à la maturité psychique et affective, pas que à des capacités intellectuelles... mais je parle sans savoir, pour ta situation je veux dire.
Merci de ton commentaire :-)