« Qu'est-ce
que je t'envie, tu as tellement de chance »... Depuis que j'ai
fait le choix de changer de vie, tu me le dis assez régulièrement.
Oui, j'ai décidé de te tutoyer même si tu es multiples. Au début,
je cherchais à comprendre ce qui te faisait dire ça. « Ah
oui, qu'est-ce que tu veux dire par là ? ». Oui, j'avais
besoin de comprendre ce qui te pousse à me dire ça. « Tu es
libre, tu fais ce que tu veux, t'as une vie rêvée, tu ne rends de
comptes à personne, etc... ».
Tu as raison : je vis dans une région magnifique, dans la petite
maison dont je rêvais. J'ai une qualité de vie incomparable. Je
fais mes choix en fonction de mes envies, de mes besoins aussi. Je
pars en vadrouille régulièrement. J'explore, je prends le temps,
j'apprends et je me nourris de tant choses (et je ne parle pas de
nourriture là, tu vois ce que je veux dire j'espère). C'était
valable avant aussi.
Tu
m'envies ? J'ai tellement de chance ? Tu as raison :
je suis privilégiée. Je ne suis pas isolée. J'ai le soutien de ma
famille, de mes amis. Ils croient en moi, m'encouragent, me
poussent, m'aiment.
Dis-moi,
tu crois que ça m'est tombé tout cuit dans le bec tout ça ?
Et je vais te dire...je n'en peux plus d'entendre ça. Comme si mes
choix et la vie que j'ai aujourd'hui relevaient du miracle, de la
bonne volonté des Bisounours et que ça m'avait été livré sur un
plateau.
Laisse-moi
te dire que tout a un prix. Ma liberté que tu m'envies tant a un
prix. Le prix de l'insécurité, des nuits sans sommeil à me
demander de quoi demain sera fait . Le prix de l'incompréhension
et du regard sociétal.
C'est
un « package deal » : je suis « libre »
mais j'ai aussi tout ce qui vient avec. Bien avant mon changement de
vie déjà.
Ma
qualité de vie vient avec les incertitudes, les doutes, les peurs et
les angoisses qui ne cèdent pas malgré l'épuisement. Tu veux que
je te parle des médicaments qui ne parvenaient même pas à apaiser
mon corps et déconnecter mon cerveau pour que je puisse dormir 4h
d'affilée ? Tu veux que je te parle de l'impression de couler à
pic dans les abysses lorsque du sable vient gripper les rouages ?
Tu
veux que je te parle de la solitude qui m'embourbe parfois comme la
pire des mélasses ? Parce que être « libre », faire
des choix et les assumer demande une putain de volonté même s'il y a aussi en moi une petite effrayée et submergée. Combien de
fois je suis rentrée chez moi, du temps de ma vie d'avant, après
une journée cataclysmique et que je n'avais personne à qui en
parler pour évacuer un peu. Tu vois, les amis, tu ne les appelles
pas à 22h pour te déverser parce qu'ils ont leur vie, leurs
enfants, leurs soucis aussi et qu'il est tard. Et que ma mère m'a
appris qu'il fallait être « un bon petit soldat » et ne
pas déballer ses problèmes. Alors, je serrais les dents, me servais
un verre et regardais les pires débilités à la télé pour tenter
de mettre de côté quelques heures durant les brûlures de
cigarettes sur les bras de Kevin, la menace de mort proférée par un
père violent, le désespoir d'une mère à qui j'avais du emmener
son pitchoune ou les collègues en plein burn-out. Après une journée
comme ça, je retrouvais mon mari Picard qui a toujours un repas prêt
qui a juste besoin d'être réchauffé et qui ne pose aucune
question. Le mari idéal pouvais-je dire par bravade parfois.
Tu
m'envies et j'ai tellement de chance ? Je ne vais même pas te
parler du champ de ruines de ma vie amoureuse parce que je n'aime pas
trop y regarder de près, même pour toi. Parce que la femme
indépendante, forte et libre que je suis semble n'être pas des plus
attirante pour la gent masculine. Remarque, en général, c'est là
que tu ajoutes que je suis trop exigeante et que mon comportement
fait peur aux hommes. Oui, ça doit être ça, je suis une gorgone
effrayante et exigeante. Si tu savais...Et ça ne s'est pas amélioré
malgré mon virage radical.
Je
peux te parler des décisions à prendre, des toilettes bouchées en
plein week-end, des réparations à faire en urgences, de la bagnole
qui tombe en rade, des impôts qui te font misère et de tout le
reste. Je peux te parler de l'énergie colossale qu'il faut à certains moments
pour rester debout même en étant courbée, de réussir à juste
ployer sans casser parce que personne ne recollera les morceaux. Mais
en soi, ça n'est pas si passionnant parce que c'est le quotidien de
beaucoup de personnes. Je ne suis pas une exception. Cependant, je
n'en suis pas protégée non plus par je ne sais quel bouclier
magique, juste parce que j'ai changé de vie.
Tu
vois, là, je suis en colère. Parce que quand tu me dis ça, j'ai
presque l'impression d'avoir volé la vie que tu m'envies tant, de ne
pas la mériter. Tu aimerais changer de vie, que les choses bougent
pour toi ? Mais sors-toi les doigts du cul et avance !
Facile de faire ce genre de choix ? Non, en effet. C'est même
l'inverse.
Je
ne te juge pas. Je ne juge pas la vie que tu as et les choix parfois
par défaut que tu fais. Je comprends le besoin de sécurité, de
stabilité, d'amour et de reconnaissance. Tu sais quoi ? J'y
aspire aussi, mais pas n'importe comment et pas seulement.
Tu
as raison : mes choix n'engagent que moi et donc c'est plus
« facile » de les faire. J'ai pris des risques mais j'ai
aussi eu des opportunités que j'ai décidé d’attraper au vol.
C'est la chance dont tu parles. Je me suis aussi plantée dans la
grande largeur parfois. Et là, j'ai eu à faire face.
Tu
n'imagines pas comme quelquefois j'aurais besoin de bras autour de moi et
de la douceur qui vient avec. Des mots qui rassurent et qui aident à
cicatriser, à avancer, à rebondir.
Que
tu viennes me dire que ta vie ne te satisfait pas, que tu aimerais
autre chose, que tu aies des envies d'ailleurs, d'une vie différente,
je peux l'entendre et le comprendre. J'y étais et je le disais
aussi. Que tu rêves et que tu me le dises...parlons-en, je suis
disponible pour ça.
Mais
arrête de me dire que tu m'envies et que j'ai tellement de chance ;
dans le meilleur des cas je me contente de sourire en façade, dans
le pire des cas j'ai envie de cogner.
J'ai
juste fait des choix que j'essaye d'assumer du mieux que je peux. Je
ne me plains pas de ça. D'ailleurs, en général, je ne dis pas
grand chose de mes difficultés et de mes états d'âme, justement
parce qu'ils découlent de mes choix et que personne ne m'a forcé à
rien.
Tu
veux ma vie ? Tu veux ma liberté ? Tu veux ma maison, ma
campagne et mes petits bonheurs ? Sache que, dans ce cas, je te refile aussi les
merdes, les clauses écrites en tout petit en bas de page, le
découragement, les désillusions et tout ce qui vient avec.
Je
ne regrette rien mais cela ne veut pas dire que ce soit facile tous
les jours. Alors au lieu de me dire ce genre d'âneries , de me dire
que je suis « courageuse », que tu « m'admires »,
tais-toi ou trouve autre chose. Tu me découvres dure et brutale ?
J'ai un scoop pour toi, je le suis aussi. Et plus que tu ne le crois.
Et je te le redis : je ne me plains pas alors ne viens pas me
plaindre non plus.
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