J'ai
6 ans. Il fait plutôt beau en ce jour de printemps. Les fenêtres
sont ouvertes et nous profitons d'un dimanche en famille. Le repas
est simple, bio. Le vin, je ne peux pas dire je n'ai pas encore le
droit d'y goûter, même trempé. En revanche, j'adore le dessert à
venir. Il y a des gâteaux au chocolat de la pâtisserie du Square
Vermenouze : une coque en chocolat noir comme un petit moule
avec au fond un biscuit détrempé de rhum et une brunoise de fruits
confits et par dessus ça un soufflé/mousse au chocolat. Ma
grand-mère a planté un cerisier dans la cour. Il fait un peu
ridicule pour ne rien vous cacher, piqué là en pleine terre comme
un bâton maigrelet.
Je
crois que ma grand-mère est bien connue dans le quartier. A chaque
fois que nous allons faire les courses à La Mouffe, elle s'arrête
tout le temps pour discuter avec des gens ou les commerçants. J'aime
bien l'accompagner. On fait la course avec le métro aérien dans sa
deuche. Elle m'emmène au jardin des plantes et on regarde les ours à
la ménagerie pendant que je mange le goûter qu'elle a apporté :
du pain Lemaire et des carrés de chocolat noir. C'est marrant, avec
elle, je n'ai jamais l'impression d'être un bébé.
J'ai
10 ans. Le cerisier a bien grandit et il fait de belles fleurs. Il
donne même quelques cerises mais cela reste timide. Je viens là
certains mercredis ou des dimanches. Parfois même, pendant les
vacances, j'y passe deux – trois jours. Je partage alors un peu de
son quotidien. J'aime bien la regarder brosser ses cheveux gris et
les nouer en chignon. C'est toujours dans le même ordre : elle
se lave, s'habille, met de la crème sur son visage, coiffe ses
cheveux et termine par un nuage de L'Heure Bleue. Immuable rituel qui
jamais ne variera.
C'est
l'aventure de venir en vacances à Paris. J'adore ça. Ma grand-mère
et les amies de son association m'apprennent à carder la laine. Je
les regarde filer au rouet et mes deux bras écartés servent de
support aux écheveaux quand elles font des pelotes. Je passe des
heures dans l'atelier à les écouter papoter, rire et travailler. Je
me faufile de l'une à l'autre et je suis fascinée par les métiers
à tisser et les navettes qui filent d'un côté à l'autre de la
trame. Et je papote. Je pose des questions, jamais je ne m'arrête.
Et toujours, elles y apportent réponse. Elle a même essayé de
m'apprendre à faire de la dentelle.
J'ai
15 ans. Mes parents ont divorcé depuis quelques temps déjà et on
est venues s'installer là, ma mère, ma sœur et moi. Je suis au
lycée et j'ai une petite chambre au premier étage avec un lit
mezzanine. Nous sommes 3 générations sous le même toit et cela ne
va pas sans frictions. Je me sens comme étrangère dans cette ville.
Heureusement, il y a le jardin du Luxembourg pas trop loin mais ça
n'est pas pareil. Le cerisier commence à faire une belle taille et
ombrage joliment une partie de la cour. Elle a aussi planté un
chèvrefeuille qui court sur les fils qu'elle a tendu jusqu'au balcon
du premier. Quand les fleurs ont chauffé au soleil toute la journée,
l'odeur est divine au crépuscule. Petit à petit, je me recrée une
bulle. Heureusement, les voisins sont gentils. Ma sœur nous présente
son fiancé. Je l'aime bien.
J'ai
18 ans. J'ai passablement réussi mon Bac à 17 ans, révisant
l'histoire-géo la veille de l'épreuve en écoutant le groupe de jazz
qui s'en donne à cœur joie lors de la fête de la musique. Je suis
partie un an dans une famille géniale aux USA et je reviens. J'ai
choisi de faire des études à Paris. Ma mère n'habite plus là,
elle s'est remariée et vit en région Rhône-Alpes. Je commence par
tenter la fac de droit mais vraiment ça n'est pas brillant. Je me
suis installée dans la chambre que ma sœur utilisait avant son
mariage. C'est plus grand et c'est dans un autre bâtiment que celui
où vit ma grand-mère. Elle garde un œil sur moi mais de loin. Nos
relations ne sont pas si simples. J'ai appris à m'affirmer et je
tiens tête. C'est encore pire avec ma mère. Je ne sais plus où
j'en suis, je me cherche mais ne me trouve pas. Je suis, je crois, en
pleine dépression . Le cerisier abrite une grande partie de la
cour. Les merles et les moineaux s'en donnent à cœur joie. Ma
grand-mère a accroché des papillotes d'alu dans les branches pour
les faire fuir, sans grand succès. Aux longues soirées d'été, je
reste des heures assises sur les marches sous le chèvrefeuille
odorant.
J'ai
25 ans. J'ai trouvé ce que je voulais faire. Je suis à l'école
d'éduc' le jour et à bosser dans la restauration certains soirs et
les week-ends. Je ne me suis pas encore trouvée mais je progresse.
Le cerisier est beau ! Il est devenu si haut que de sa fenêtre
du deuxième étage, ma grand-mère peut cueillir des cerises. A la
fin de l'année, je partirai pour de bon. J'ai trouvé une chambre de
bonne dans le 14ème à pas cher. 11M2 sous le regard de...personne !
J'ai
30 ans. J'habite la Bretagne depuis deux ans et je suis heureuse de
vivre. Je reviens autant que je peux. Je tiens la main de ma
grand-mère malade et qui meurt de cette saloperie de crabe. Ma mère,
à la retraite, est revenue s'installer à demeure et veille. La vie
s'échappe et j'ai beau serrer cette frêle main d'une tendresse
d'airain, son temps est venu. Elle l'a accepté et m'aide à m'y
résoudre. Elle a eu une vie riche et difficile. Elle se dit prête à
partir et ne se cramponne pas. Le cerisier est majestueux et continue
à donner de magnifiques récoltes certaines années.
J'ai
39 ans. J'ai décidé de poursuivre mes études à Paris. Du fond de
la Bretagne, je fais des allers-retours. Passer du temps avec ma
mère à chacun de mes passages devient une habitude. J'y viens après
les cours. Elle a repris le bail après la mort de ma grand-mère.
J'ai la clef de la porte qui ouvre sur la cour. Les bâtiments ont
été (mal) rénovés. Ils ont coupé le cerisier et arraché le
chèvrefeuille. Les voisins ont tous changés.
J'ai
43 ans. Mon beau-frère dirige les opérations. Tout doit être
emballé pour dans 48h. Nous sommes tous venus donner un coup de main
et y fêter Noël une dernière fois.
A
l'aube de cette nouvelle année à moins que ce soit au crépuscule
de celle qui s'achève, ma mère s'en va, pour de bon. Elle quitte
les lieux et les lieux quittent la famille. Et cette part de mon
enfance, je dois la laisser aller. Je donne à ma mère les clefs
d'un lieu que j'ai toujours eues. Je regarde une dernière fois
autour de moi avant de dire au revoir. Les déménageurs ont tout
emporté et elle part demain. La porte de la cour se referme
doucement sur 43 années de souvenirs. Moi qui suis tant attachée
aux lieux, c'est une douleur. Heureusement, j'ai une main à laquelle
me raccrocher le temps que la boule dans ma gorge passe.
Là |
Hello, l'écrivain est de retour (je ne mets pas écrivaine car il y a vaine dans le nom et c'est tout l'opposé de ce que tu es). Toujours beaucoup de sensibilité. Sur le fond, la femme est toujours très attachée aux lieux et je me souviens des difficultés qu'a eu ma femme à s'installer dans la région. Pour ma part, les appartements de mes grand-parents maternels ont été aussi importants dans ma jeunesse mais je n'en ai aucune nostalgie même si j'ai connu une période où je vivais à demeure chez eux pour mes études. En règle générale, je suis complètement imperméable aux endroits ou je suis donc je peux partir à tout moment.
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