Elle
m'arrive à l'épaule. Habillée comme un sac, vaguement gothique.
Des cheveux en rideaux qui ne laissent pas voir grand chose de son
visage. Ses mains sont abîmées. Ses ongles rongés au sang. Dans
cette pièce de cette maison où nous sommes tous assis autour de la
table, elle paraît ne pas se sentir concernée. Il y a sa mère,
folle pour dire les choses simplement et dont les paroles révèlent
qu'elle habite un monde à part, accessible par personne d'autre à
part elle. Il y a la sœur aînée, tout juste majeure qui est en
formation. Le frère, au collège et qui fait n'importe quoi. Il va
si mal qu'il n'a pas mis les pieds au collège depuis des semaines.
C'est ce qui a, entre autre, déclenché le signalement et la mise
en place de notre intervention. Et il y Elle... un peu plus de 16
ans, lycéenne en 1ère scientifique. Une heure de trajet le matin,
une heure de trajet le soir. Un bulletin brillant. Mutique... Enfin,
ce jour là.
Avec
sa sœur, ce sont elles qui depuis des années gèrent la maison,
leur frère et les crises de leur mère. Chose incroyable cette
dernière travaille (de nuit dans un hôpital) et cela paraît tenir.
Mais par moments, elle est totalement hors des réalités de ce
monde. C'en est impressionnant.
Comment
cette famille a pu rester sous le radar des services sociaux jusqu'à
ce jour est un mystère qui ébahit mon collègue et moi-même. Cela
montre aussi les compétences hors du commun de ces deux gamines qui
tiennent la famille à bouts de bras.Le père a jeté l'éponge il y
a quelques années et a demandé le divorce. C'est un homme simple
qui aime ses enfants. Il est juste, lui aussi, dans son monde même
si plus ancré dans la réalité quand même.
Mesure
éducative donc. Un jugement long comme le bras sur les difficultés
du garçon et les préconisations d'intervention. Il y a juste
quelques lignes en fin de document la concernant Elle, Verveine * :
« … agression sexuelle... instruction en cours... ».
Assez
rapidement, mon collègue propose de scinder notre intervention :
il y a beaucoup à faire et nous seront plus efficaces en travaillant
en parallèle avec certains moments communs. Et il ne se sent pas
très à l'aise pour accompagner Verveine, seul. Ça sera donc moi.
La
première fois que je la rencontre seule, c'est pour un déjeuner non
loin de son lycée. On parle de ses études, de sa vie, de ses
aspirations et de ses centres d'intérêts. Je la découvre. Son
regard est vif, son expression riche, pensée et lumineuse. Derrière
ses fringues ternes et ses longues mèches sombres, il y a une jeune
fille qui a un rapport à la vie qui impose le respect. Elle mène de
front ses études, la vie à la maison et ses activités. Elle fait
du bénévolat dans une asso de sa petite ville. Elle s'intéresse à
la musique, à la littérature, aux autres. Elle se projette dans un
futur où elle sera pharmacienne ou biologiste. Les difficultés de
sa mère et de son frère ? Il faut faire avec et les aider.
Elle met beaucoup d'espoir dans notre accompagnement, pour son frère.
La conversation est fluide, à bâtons rompus et ininterrompue... De
« l'affaire », pas un mot. C'est au café que je finis
par mettre les pieds dans le plat. J'évoque ce que j'ai lu dans le
jugement : l'agression sexuelle dont elle a été victime et
l'instruction en cours. Elle se recule au fond de son siège et
semble rétrécir. Le silence s'installe. Sur une intuition un peu
folle, je décide d'aller à l'encontre de ce que le travail nous
demande « écoute, je tenais juste à te dire que je sais que
tu as vécu une agression et on ne peut pas faire comme si cela
n'était jamais arrivé. Maintenant, voilà ce que je te propose :
je ne vais pas te harceler pour que tu m'en parles, on ira à ton
rythme mais ne compte pas sur moi pour faire comme s'il ne s'était
rien passé ».
Cela
a duré presque un an. Pendant tous ces mois, nous avons à peine
évoqué ce qui lui était arrivé. On se voyait très régulièrement
toutes les deux. Il y avait aussi des rendez-vous en présence de sa
mère qui semblait penser que sa fille était un peu responsable de
ce qui lui était arrivé. Mais compte-tenu de la pathologie dont
elle souffrait, difficile de réellement faire la part des choses.
Son père semblait ne pas avoir vraiment conscience de la gravité de
ce qui s'était passé. Verveine était solo...
Le
petit frère a finalement été placé en famille d'accueil,
placement soutenu par les deux sœurs et défendu par Verveine en
audience devant le juge des enfants. Il avait besoin d'un cadre et
d'attention que ni la mère ni le père ne pouvaient fournir et les
filles étaient dépassées. La vie a continué cahin-caha avec ses
difficultés et ses bons moments. Le petit frère allait mieux et
cela la soulageait.
On
avait décidé de se retrouver à la pizzeria. Elle avait deux heures
avant les cours de l'après-midi et aimait bien la Margherita avec
beaucoup de fromage. Elle avait l'air préoccupée ce jour là et n'a
pas décoincé un mot avant d'avoir grignoté la moitié de sa pizza.
« Quelque chose te préoccupe... ». Elle me regarde
longuement, par en dessous, en silence. Je ne sais pas ce qu'elle a
vu mais elle finit par fouiller dans son sac et me tendre un papier
plié en quatre. « Qu'est-ce que je dois faire ? »
Je n'ai plus en face de moi une jeune fille mature et posée mais une
gamine perdue.
Ce
papier est une convocation chez le juge d'instruction la semaine
suivante et cela concerne son agression. Nous y voilà. Plus moyen
d'esquiver et de faire comme-ci.
Le
dossier au tribunal pour enfant ne comportait que peu d'éléments.
J'avais retenu au moins ceci : relations sexuelles non
consenties sur une mineure de 15 ans. Ce qui veut dire : viol
caractérisé sur une mineure de moins de 15 ans, par un jeune homme
connu de la famille. Si l'affaire la concernant a été connue, c'est
qu'il avait agressé une autre jeune fille et que lors de son
audition, elle avait lâché le nom de Verveine en expliquant qu'il
l'avait aussi agressée. Si cette jeune fille n'avait rien dit,
Verveine n'en aurait jamais parlé.
Ce
qu'elle en dira ce jour là tient en peu de mots. Elle ne rentre pas
dans les détails et je ne pousse pas à la confidence. C'est ce
qu'elle ne dit pas qui crie : elle se sent coupable, a peur que
cela détruise sa famille, sa relation à sa sœur. Elle pense que si
sa mère ne la croit pas c'est bien que quelque part elle est
responsable de ce qui s'est passé. Elle ne veut pas faire de vagues.
Je
la regarde entrer dans son lycée et file au tribunal car j'ai une
audience pour un autre gamin. L'audition chez le juge d'instruction
est dans une semaine. Et je n'ai pas la moindre idée de comment
mobiliser l'un ou l'autre de ses parents pour l'accompagner :
elle est mineure et ne peut pas affronter une épreuve pareille
seule. C'est à moi de prendre les choses en mains.
*
J'ai choisi de lui donner le nom de Verveine car c'est une plante
qui paraît délicate mais qui, quelque soient les conditions et la
manière dont elle est traitée, repart, repousse toujours plus forte
et qui cherche constamment la lumière.
La réalité....
RépondreSupprimerUn de ses aspects oui...
SupprimerCourage petite Verveine. Courage...
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