De
toutes mes années à travailler auprès des familles, j'ai gardé de
la satisfaction, beaucoup de questionnements, des doutes et une
admiration infinie pour ces êtres humains qui mettent une énergie
colossale à tenter de rester debout, à vouloir garder la tête hors
de l'eau. Car il en va de la dignité humaine comme de l'air qu'on
respire : elle est indispensable à l'existence humaine.
Ce
qui est paradoxal dans ce qu'on appelle l'aide contrainte est qu'il
est demandé aux parents d'accepter une aide qu'ils n'ont pas
demandé, qu'on leur impose pour des faits ou des positionnements que
la plupart du temps ils réfutent. Comment aider quelqu'un qui dit
qu'il n'en a pas besoin ? Comment aider une personne à modifier
certains comportements alors qu'elle est persuadée d'être dans le
bon et le bien ? Comment l'obliger à accepter une intervention
éducative qui s'impose ? Car le système est ainsi fait :
il souligne en général ce qui ne va pas, pointe les carences, les
manquements, les abus mais il oublie souvent de souligner ce qui va
bien.
Afin
de lever toute ambiguïté, je suis pour la protection des mineurs,
je suis pour les interventions éducatives dans le cadre de la
prévention et de la protection de l'enfance. J'assume et je
revendique chaque année passée à exercer ce métier.
Une
société qui ne sait pas protéger ses plus fragiles est une société
qui se meurt. Alors ce qui existe a besoin d'être amélioré et
encouragé mais cela fonctionne. Malheureusement, en général, c'est
quand ça ne fonctionne pas que les médias en parlent. Je n'ai que
très très rarement entendu parler du travail de fond et de longue
haleine qui est entrepris par les équipes sur le terrain et avec des
moyens se réduisant comme peau de chagrin. Parfois, j'avais
l'impression de devoir écoper le Titanic à la petite cuillère.
Épuisant, rageant, révoltant, stimulant, énergisant.
La
réalité sociologique est que j'ai plus travaillé avec les mères
qu'avec les pères. Beaucoup de familles monoparentales où, à
l'écrasante majorité, les femmes étaient « chef(fe) de
famille ». Heureusement, j'ai travaillé avec des pères. Eux
aussi se débattaient dans bien des questionnements, autrement. Non
pas que les pères présents ne s'investissaient pas auprès de leurs
enfants. Ils le faisaient différemment et avec les codes sociaux qui
étaient les leurs.
Au
cours de ces années, j'ai eu le privilège d'avoir accès aux cœurs
de certaines femmes. Parce qu'elles ont accepté de me le laisser
voir. Parce qu'elles m'ont laissé m'en approcher.
Dans
le cœur de ces femmes il y a du courage. Le courage de tenter de
rester debout envers et contre tout. Même lorsqu'elles finissaient
par lâcher et temporairement baisser les bras, c'était rarement
sans que l'on ait parlé des solutions de relais pour leurs enfants.
Elles s'en remettaient à nous dans l'abandon de l'épuisement et
exsudaient alors toute la douleur de ne pas parvenir à être mère
et aimer leurs enfants comme elles auraient voulu le faire, comme
elles auraient voulu être aimées quand elles étaient enfant. Il y
avait aussi des femmes qui ne parvenaient jamais à être mère. Il
n'y a rien d'acquis. Devenir parent n'est pas une évidence. Parfois
les carences sont si profondément ancrées qu'elles obèrent les
possibles. Et là, c'est toutes mes croyances et mes valeurs qui
étaient remises en question. Je devais alors me mettre de côté
pour être à leurs côtés. L'important est de ne jamais imposer un
modèle mais d'aider l'Autre à se construire son référentiel
propre, avec ce qui existe déjà.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a de l'amour. L'amour de leur(s)
homme(s), de leurs enfants, de leurs ami(e)s. Il y a l'amour de la
famille et souvent le manque lié à l'absence d'amour. Il y a
l'amour de l'amour et l'envie d'y avoir droit. Il y a un amour
indescriptible qui ne se perçoit que dans les regards, les gestes,
les soupirs et les larmes. Les mots écrasent une réalité qui est
autre.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a la férocité des lionnes prêtes à
en découdre pour protéger leur descendance. Il y a quelque chose
de viscéral qui, même lorsque déviant, oblige à y regarder
autrement. Même de manière tordue, pas adaptée, même dans l'abus
et la maltraitance, ces femmes sont mères, comme elles ont été
filles de leurs propres mères.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a la résignation et le manque d'estime
d'elles-même. Elles sont si souvent jugées, stigmatisées,
catégorisées. Elles donnent à voir parfois qu'elles sont
combattantes et guerrières, que tout leur est dû. Mais dans le
silence de leur salon ou de leur cuisine, lorsque les enfants sont à
l'école, alors c'est toute leurs fragilités et leur vulnérabilité
qui s'exposent, sans masque et sans fioritures.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a la peur. Elles espèrent que leurs
enfants auront tout ce qu'elles n'ont pas eu. Elles espèrent des
après meilleurs. Elles veulent qu'ils grandissent autrement. Elles
ont peur pour eux. Peur qu'ils n’apprennent pas un métier, peur
qu'ils ne trouvent pas de travail, peur qu'ils soient dans la misère,
peur qu'ils soient malheureux. Il y a la peur de ne pas faire ce
qu'il faut, d'être une mauvaise mère, du qu'en dira-t-on. Il y a
les nuits sans sommeil à se demander ce qui va encore leur tomber
dessus, comment finir le mois, comment habiller les enfants pour
l'hiver prochain. Il y a la peur de la solitude. Il y a la peur des
services sociaux et la peur de ce que je représente. Il y a la peur
de l'homme, de l'autorité, de la violence et de la souffrance.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a la honte. La honte de ne pas y arriver
seule, la honte de l'éducatrice, de l'assistante sociale et du
regard porté sur elles par « les gens autour ». Il y a
la honte de la violence reçue, des abus subits, de l'inceste et du
viol. Il y a la honte de la maltraitance perpétrée, du tribunal et
des jugements. Il y a la honte de devoir demander de l'aide, la
charité. Il y a la honte d'avoir le sentiment d'être assistée. Il
y a la honte de n'être qu'une moins que rien, « d'ailleurs
Madame Frayer, si j'étais pas une moins que rien, vous croyez que ma
mère m'aurait mise à la rue ? »
Dans
le cœur de ces femmes, il y a de la tristesse, du chagrin et de la
souffrance. Du passé, du présent et du no future. C'est physique,
moral, psychique. C'est aigu ou sourd. Chronique ou passager. C'est.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a l'envie d'être femme et le sentiment
qu'elles ne sont que mère. Il y a l'envie d'être jolie, désirable,
aimable, unique.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a une petite fille blottie dans un coin,
presque hors d'atteinte. Une petite fille qui voudrait tant être
protégée, cajolée, entourée. Une petite fille qui a endossé bien
trop vite les habits d'une grande et qui a été enfouie loin, pour
ne pas faillir.
Parfois,
cette petite fille finit par accepter la main tendue et faire
quelques pas au dehors. Alors il peut y avoir dans le cœur de ces
femmes de l'espoir. L'espoir que certaines choses peuvent changer et
qu'il n'y a pas de fatalité. Elles acceptent l'idée qu'elles ont
droit à marcher la tête haute malgré leurs difficultés et leurs
failles.
Dans
le cœur de ces femmes il y a la joie. La joie de bras autours du
cou, la joie d'un rire perlé qui n'est destiné qu'à elles. Il y a
la joie des matins blottis tous ensemble sous la couette à regarder
Gulli, la joie des premiers mots lus avec hésitation, du premier
« maman » écrit avec maladresse. Il y a la joie de
l'amour de l'homme, du couple qui tient ou en devenir. Il y a de la
joie, sans raison, parce que parfois elle est là, tout simplement.
Il y a du rire aussi.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a la débrouillardise, la solidarité et
la générosité. Il en déborde parfois.
Dans
le cœur de ces femmes, il y a la fierté. La fierté de tenir malgré
tout, la fierté de tenir leur place. Il y a la fierté des petites
et grandes victoires sur cette salope de vie. La fierté de
l'évolution de leurs enfants. Il y a la fierté d'avoir pu dire non,
d'être partie, d'avoir obtenu réparation. Il y a la fierté du
travail obtenu et tenu malgré les contraintes. Il y a la fierté de
la reconnaissance de ce qu'elles font.
Alors
j'ai appris à le regarder le cœur de ces femmes, avec tendresse et
sans compromission ni complaisance. Car ce dont il a besoin le cœur
de ces femmes c'est d'honnêteté, même dure à entendre, de
bienveillance et de respect. Il n'a pas besoin de pitié, de
jugements à l'emporte pièce et de commisération.
Je
me souviens d'une phrase entendue je ne sais plus où : « Dieu
compte les larmes des femmes » oui, et bien, les travailleurs
sociaux aussi. Ah oui...et nous ne nous prenons pas pour des dieux.
Pas de commentaire
RépondreSupprimerEric
Toujours aussi sensible et juste. Une véritable prise en compte de l'âme humaine non polluée par des a priori et schémas sociétaux.
RépondreSupprimerMoi, je chopperais tous ces insensibles pour qui l'individu est responsable de ce qui lui arrive et je leur ferais copier 100 fois ton texte.
Ce que tu dis me touche beaucoup... Merci
SupprimerCe texte m'a fait penser à une personne que j'aime autant que je la déteste, ma tante.
RépondreSupprimerOdieuse... Elle ne sait pas parler, elle crie, toujours, sur le ton de la plainte: elle n'a pas pu venir parce que le bus n'est pas passé! Elle n'a pas renvoyé les papiers parce qu'elle les a perdus! Elle n'est pas venue chercher son fils parce qu'elle ne s'est pas réveillé, mais c'est le chien des voisins, aussi, qui l'avait empêchée de dormir! Ce n'est pas sa faute! "Pas ma faute!" Rien n'est jamais sa faute, rien. Jamais.
Mais elle laissait sa fille, 5-6 ans, sur le balcon, en plein hiver, parce qu'elle faisait du bruit, et que ça la dérangeait pour regarder la télé. Elle lui tirait les cheveux, la pinçait, la houspillait comme un chiot encombrant, toujours dans ses pattes, toujours à lui valoir des problèmes, et tiens! Qu'est-ce que je disais! Voilà les services sociaux qui viennent et qui se mêlent de tout, et qui prennent son parti ("comme la grand-mère! toujours de son côté!")
Et ils ne savent rien, rien de rien comme cet éducateur venu lui parler de "place du père" et qu'elle a jeté dehors, en le traitant de pervers.
Et ils ne comprennent rien, rien de rien, et surtout pas que "c'est pas de ma faute!" c'est la faute des autres.
Même sa fille lui a volé l'affection de sa famille, qui la lui enlève; ce sont mes grands-parents qui, avec l'accord du juge, l’élèveront. "La preuve!"
Le jour où la petite est partie pourtant, ma tante a ouvert la fenêtre, et envisagé de sauter. C'est parce qu'il y avait son chien dans l'appartement, qui la regardait avec son brave regard de brave chien, qu'elle ne l'a pas fait finalement.
A l'âge de 14-15 ans, l'âge que j'avais à l'époque, je me retenais de la gifler lorsqu'elle prenait la parole.
C'est une femme, qui s'est laissée engraisser. Elle a bâti entre elle et le monde un barrage de graisse qu'elle lui expose en permanence, bras, cuisses, ventre... Obèse.
Pourtant, comme tu dis, il y a tout ce qu'elle protège à l'intérieur.
J'ai mis longtemps à comprendre.
Comprendre que ma tante était si fragile que tout lui fait mal.
Tout le temps, tout le monde. Tu la touches, elle meurt. Un peu. Encore un peu plus. C'est pour ça qu'elle crie.
Sa vie est une longue suite de blessures, bien sûr - tu t'en doutes. Un viol, un avortement probablement sordide, avant sa légalisation, des amants brutaux, dépressifs, alcooliques... une atmosphère d'angoisses informes et d'incompréhension générale.
Elle est si difficile à supporter, c'est vrai. Je crois que personne, parmi les travailleurs sociaux qui se sont succédés depuis si longtemps, ne l'a jamais bien aimé.
Et je n'ose même pas imaginer ce que ça doit abîmer, au plus profond de soi, cette incompréhension, cette hostilité, ce rejet, toujours.
Tu le croiras ou non (mais c'est vrai), un jour qu'elle promenait son chien, elle a trébuché sur la laisse, et elle est tombée par terre. Sur du plat, sur du gazon, hein. Eh bien, elle s'est cassée les deux jambes. Net.
C'était en pleine journée, elle a crié. Sans discontinuer, longtemps. Mais elle n'avait pas lâché la laisse, et le chien, affolé, aboyait après toutes les personnes qui voulaient s'approcher. Il a fallu attendre le samu, une bonne demie-heure, ou plus encore.
Voilà. Elle.
Et d'autres comme elles. Les fragiles.
Ils tombent, ils cassent. Tu leur parles rudement, ils cassent. Tu les touches, ils cassent. Il ne faut les toucher qu'avec une infinie douceur, alors qu'ils sont hérissés de partout, de barricades, de dents et de griffes, et qu'ils t'empêchent d'approcher.
Je suis contente de savoir que des personnes comme toi s'approchent, malgré tout.
Tiens, un blog coucou. ;-)
Supprimer?? Que veux-tu dire? :-)
SupprimerMerci de partager cette tranche de vie... Tu sais, toi aussi tu t'es approchée, malgré tout :-) L'indulgence que tu as (malgré l'exaspération) est une forme de tendresse compréhensive, non?
RépondreSupprimerIl y a tant de choses dites dans ta note, que je ne sais pas où commencer à commenter. Tant de choses vraies et humaines.
RépondreSupprimerQuand je bossais en collège rural, j'ai fréquenté pas mal de travailleurs sociaux. Beaucoup de femmes aussi parmi eux, presque que ça d'ailleurs.
Merci :-)
SupprimerOui, dans certains services, il n'y a plus d'hommes...j'avais de la chance, la parité était de mise chez nous, par choix institutionnel et "pédagogique"...
Je en sais pas si le titre fait référence à l'ouvrage de Martin Winckler ou pas, mais en tout cas je te le conseille : "le choeur des femmes", j'y retrouve la même sensibilité, la même écoute, la même volonté d'apporter son aide en cherchant sa place entre main tendue et respect de l'intimité.
RépondreSupprimerC'est un joli compliment que tu me fais là...merci :-)
SupprimerIl n'y fait pas référence de manière délibérée mais je connais le livre (et certains autres) de M. Winckler que j'apprécie particulièrement!